Avec du recul, le Professeur Mamadou Diouf de l’Université de Columbia à New York jette un regard froid, lucide de la visite du secrétaire d’Etat américain Antony Blinken à Dakar. L’enseignant sénégalais basé aux Etats-Unis campe aussi dans cet entretien l’ambiance qui va régner lors du tête-à-tête entre Blinken et le Président Macky Sall, surtout au moment d’évoquer les troisièmes mandats en Afrique.
Qu’est-ce que Dakar peut attendre de la première visite du secrétaire d’Etat américain Antony Blinken au Sénégal ?
La visite de Antony Blinken s’inscrit dans une perspective, qui est celle de la politique étrangère de l’administration américaine. Le Secrétaire d’Etat américain va visiter trois pays : le Kenya, le Nigèria et le Sénégal. Il faut l’inscrire dans le début du déploiement de diplomatie américaine en Afrique et cela est important. Parce que c’est à la suite de la politique qui était la politique du Président Donald Trump qui était une politique dans laquelle l’Afrique ne jouait pas un très grand rôle. L’intérêt aujourd’hui est de savoir quelles sont les priorités de cette administration et comment ces priorités vont être mises en œuvre. Sa visite à Dakar comme de toutes les autres visites qui sont tout aussi importantes, les enjeux principaux sont de contenir la Chine, et de contenir l’expansion de l’influence chinoise en Afrique. Mais aussi du moins, c’est ce que l’administration annonce, le soutien à la démocratisation et ce soutien à la démocratisation aussi est très important pour deux raisons : La première raison, c’est la multiplication des coups d’Etat. Pour les Africains, la grande question, semble-t-il c’est la question du soutien à la politique qu’ils doivent mener contre le changement climatique etc
On va revenir sur ce que le porte-parole du département d’Etat Ned Price a déclaré disant que cette visite participera à faire progresser la collaboration entre les Etats-Unis et l’Afrique, est-ce que les Etats-Unis ne s’inquiètent pas de la forte présence chinoise en Afrique ?
La politique étrangère du Président Joe Biden peut se résumer dans ce qu’on appelle ici le «containment» de la Chine, de contenir la Chine, de contenir la présence de la Chine pas seulement en Afrique sur l’ensemble du monde. Pour le Président américain, le danger le plus important, c’est la Chine. Et la compétition avec la Chine est très importante pour deux raisons : la première est économique, la deuxième est politique. Cette raison politique, c’est le fait que dans la perspective américaine, la Chine et la Russie essaient de démontrer que la démocratie ne marche pas.
Est-ce que cette visite du secrétaire d’Etat Antony Blinken n’est pas une manière de travailler l’oreille du Président Macky Sall qui s’apprête à prendre la tête de l’Union africaine ?
L’histoire des choix faits par les présidents américains pour visiter l’Afrique en général ils se rendent dans les pays anglophones, c’est le Kenya à l’Est, le Nigéria et le Ghana à l’Ouest, le Sénégal est vu souvent comme le pays qui représente la francophonie. Et en plus de cette représentation des francophones, c’est aussi le Sahel, même si le Sénégal ne fait pas partie du G5 Sahel. Le Sénégal reste une des têtes de pont d’un Sahel en crise. Donc dans une certaine mesure c’est cela qui est important. La deuxième chose qui est importante et il va falloir regarder attentivement c’est l’engagement américain de revitaliser la démocratie.
Les questions de sécurité en Afrique de l’Ouest restent une préoccupation majeure, c’est l’enjeu aussi de cette visite du secrétaire d’Etat américain ?
Si vous regardez les engagements qui sont pris par Joe Biden (Le Président américain, Ndlr). En fait depuis la période, depuis la période où il était vice-Président dans l’administration de Barack Obama, l’actuel Président des Etats-Unis Biden n’a jamais eu un penchant militaire. Il a eu des engagements très importants, parce qu’il a toujours voulu dans une certaine mesure un désengagement de l’armée américaine sur les terrains extérieurs où elle se trouvait. L’Amérique est prête à s’engager beaucoup plus directement dans le Sahel et c’est ce que les Etats-Unis n’ont pas fait depuis longtemps.

«Le troisième mandat de Macky Sall est un faux débat»
Est-ce que le Président Macky Sall sera à l’aise quand il recevra Antony Blinken de parler de troisième mandat, lui qu’on suspecte d’avoir des visées dans ce sens ?
Personnellement, je trouve que c’est un faux débat. Malheureusement le Président Macky Sall et ses partisans ont participé à l’installation de cette atmosphère. Ce n’est pas un débat pour une raison très simple. La Constitution sénégalaise dit que les mandats présidentiels sont limités à deux. Et le Président Macky Sall est à son deuxième mandat. Cela veut dire qu’il va falloir qu’il parte à la fin de son mandat, sauf si la Constitution est révisée pour lui permettre un troisième mandat. Donc la première question, c’est cela. La question c’est que s’il veut un troisième mandat, il doit dès maintenant dire qu’il faut changer la Constitution. Mais son silence sur cette question entretient la crise. Ça c’est très clair. La deuxième chose, c’est que effectivement, en installant cette situation de On ne sait pas où on va, on alimente les ressentiments, on alimente la crise ce qui fait que quand on regarde la situation du Sénégal, tout le monde à l’arme au pied.
Est-ce que les Africains ne sont pas naïfs quand on voit l’euphorie qui avait escorté la visite de Barack Obama au Sénégal, et tout le tollé fait autour de cette visite de Antony Blinken, ça veut dire que nous autres Africains ne sommes pas encore prêts pour prendre notre destin en mains ?
C’est un jugement qui est difficile à faire. Les élites africaines savent ce qu’elles veulent. Et c’est elles qui sont complices des politiques qui sont menées par les puissances étrangères vis-à-vis de l’Afrique. Et dans certains cas, ces élites ont intérêt à s’associer avec le partenariat américain, européen ou chinois. On le voit très nettement dans la plupart des pays, que ce que la France dit est aujourd’hui plus important que ce que leur population dise. L’idée que le Président français Emmanuel Macron peut se réveiller et décider d’avoir un sommet avec des chefs d’Etat africains sans eux, en convoquant la société civile est peut-être la démonstration la plus spectaculaire qu’en fait ces chefs d’Etat n’ont aucun poids et ces chefs d’Etat ne sont pas capables effectivement de poser leurs intérêts face aux intérêts des Européens.
Mor Talla GAYE