Par Abdou Khadre Gaye, écrivain, président de l’EMAD
Quand l’électricité est coupée, comme on dit chez nous, on la rétablit : le courant finit toujours par revenir. Une lampe grillée se remplace. Une bougie éteinte se rallume. Car il existe toujours un moyen pour faire recouvrer sa brillance à la lumière défectueuse. Mais quand la source lumineuse maîtresse s’éteint, le problème devient plus sérieux. Je ne parle pas de centrales, ni de postes électriques relais, mais des intelligences. Je ne parle pas des machines, mais des hommes qui les ont créées. Car alors, semblables à des trous noirs, les sources lumineuses ravalent leurs lumières et se mettent à produire de l’obscurité. Et la réalité, cauchemardesque, frise l’irréalité. Le soleil s’éclipse, éclipse la lune et dissipe l’horizon. Tel se trouve mon pays, le Sénégal. Tel se trouve mon peuple.
Alors, on ne réfléchit plus, on ruse, on complote. On ne se parle plus, on se querelle, on s’insulte. Plus besoin de respect : tous se valent, tous sont égaux dans la fange. Et les partis politiques se muent en cliques, transformant l’adversité en animosité et faisant du militant un milicien, du ministre un mitrailleur, du député un disputeur… Et les politiciens imitent les activistes soi-disant, s’ils n’en recrutent pas, pour s’en faire des armées. À chacun son chien de garde. À chacun son cracheur de feu. Et les influenceurs se jouent des pouvoirs. Et les pouvoirs se délitent : on doute du gouvernement, on doute de la justice, on doute de l’Assemblée…, on doute de tout : de la fraternité, de la sagesse, de l’art… : on leur crache dessus, on leur mouche dessus… La langue détrône la tête et le cœur. La vérité n’intéresse plus, sinon quand elle blesse l’autre ; car alors on s’y vautre. Mais on lui préfère de loin le mensonge qui tue ou la vraisemblance qui enlaidit le visage ennemi. Les disputailleurs déclassent les techniciens : on a plus besoin de connaissances, d’expertises, d’éruditions, mais de gladiateurs du verbe, maître dans l’art d’user des gros mots et de tourner en ridicule ses contradicteurs. La propagande et la quête du buzz bouleversent la presse : on n’a plus besoin d’information, mais de spectacle, de rire et d’esclaffement et parfois de sang. Qui ose le plus sera porté en triomphe : oser s’exprimer sur ce dont on ne sait absolument rien : oser dire ce qui ne se dit pas : oser faire ce qui ne se fait pas. C’est cela le courage aujourd’hui. Et la bêtise de s’emparer du trône. Et commence la ronde des faux chroniqueurs, des journalistes partisans, des insulteurs en location et autres répondeurs automatiques et militants aliénés. Commence la déconstruction… Et les plateaux des télévisions, les réunions politiques et même parfois les rencontres religieuses et tout l’espace public transpirent l’incivisme, l’insolence et le grotesque et pue autant que la décharge de Mbeubeuss. Même les visages révèlent la braise des cœurs et la vacuité des cervelles, pour ne pas dire la crotte des cerveaux. Les aveugles accusent les borgnes de cécité, ces derniers les traitent de globes crevés. Ceux-là qui insultent les mères des gens s’émeuvent parce qu’on les traite de malappris, les charlatans, les fabulateurs et les falsificateurs, parce qu’on les appelle menteurs. Et fusent les insanités telle une musique infernale accompagnant le ballet le plus diabolique jamais dansé dans ce pays. Et se découvre la grande hypocrisie, je dois dire la grande folie de mon peuple…
Quelle autorité politique pour mettre le holà ? Quelle langue pour parler à ce peuple fracturé sans s’entendre dire « toi aussi », sans subir le contre coup du VAR ?… Car les sages se taisent, se taisent aussi les autorités morales, à dessein : on leur a tellement manqué de respect. Et l’on doute de la sagesse des anciens, la vieille sagesse sénégalaise qui ainsi parlait : une bouche qui profère des insultes sent la merde ; celui qui ose dire n’importe quoi osera faire n’importe quoi ; la parole qui crève les oreilles ne saurait profiter à l’esprit ; dire tout ce qu’on sait n’est pas bon ; faire tout ce dont on est capable n’est pas bon ; avant de médire, médite sur tes défauts d’abord ; savoir ce qu’on dit vaut mieux que la réplique querelleuse ; savoir où on va est meilleur que la précipitation ; la méchanceté haineuse ne diminue pas la chance de la personne haïe, mais celle de son porteur ; tordre les lèvres et se renfrogner le visage ne fait pas la respectabilité, cela augmente plutôt la laideur ; qui sème des épines ne saurait récolter du coton ; le pouvoir qui se venge ternit son image ; le pouvoir qui brime sape son fondement ; la soif ne doit pas pousser à boire l’eau de linge ; ne proteste pas contre celui qui te sert ton repas dans l’écuelle du chien, refuse seulement d’y mettre la bouche ; lorsque le complot échoue, il se retourne contre son fomenteur ; celui qui lève la main droite et dit qu’il ne respecte personne doit lever la gauche et dire que personne ne le respecte ; la meilleure façon d’éduquer c’est d’être un exemple ; la meilleure façon de transformer le monde c’est de se changer soit même ; la marmite du groupe doit faire l’objet d’une gestion collégiale ; qui aime le beignet de haricot doit supporter le piment qui va bien avec ; seul un fou souhaite le naufrage de la pirogue dans laquelle il est embarqué ; lorsque tu es en colère, fais preuve d’intelligence, lorsque tu as peur, fais preuve de retenue, lorsque quelque chose t’est insupportable, fais preuve de patience, lorsque tu as mal, fais preuve de courage ; la force est plus forte que la vérité, mais la vérité a toujours le dernier mot ; il n’appartient pas à la souris d’ausculter le mal de dent du chat…
Hélas, notre peuple est semblable à du charbon qui joue avec de la braise et qui risque de brûler et de tomber en cendre. Mais il ne voit pas le danger couru, le bout de charbon qui se chauffe au bois. Toutefois, l’espoir n’est pas perdu. Car Dieu est la Lumière des cieux et de la terre. Lumière sur lumière, Il guide vers Sa lumière celui qu’Il veut. Alors, comme le recommandent les saints et les sages, prions afin qu’augmente notre sagesse, que se purifient nos cœurs et que revienne à la normalité ce pays, ses dirigeants, ses acteurs politiques et ses habitants.
Avril 2025