PAR PAPA MOCTAR SELANE, JOURNALISTE
Après une lecture de l’œuvre de l’historienne Séverine Awenengo Dalberto, force est de reconnaître la qualité certaine de la production articulée autour d’une documentation riche et variée. Résultat de deux décennies de recherche. Ce qui confère à ce livre d’histoire l’estampille « travail scientifique ». L’ouvrage, au-delà de son titre qui « fait peur » à certains « brillants esprits », adeptes de la censure, retrace des pans importants de l’histoire du Sénégal colonial, surtout la région casamançaise, la naissance du Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC) et ses rapports avec Léopold Sédar Senghor et les premières années du Sénégal indépendant.
« L’idée de la Casamance autonome »
J’ai compris que l’idée de la « Casamance autonome », en effet, est surtout développée par des administrateurs et commerçants européens dans la dynamique de l’effectivité de l’occupation française. A l’accueil de William Ponty en 1914 à Ziguinchor, des membres de la chambre de commerce ont clairement exprimé, pour la première fois, leur volonté de voir la Casamance autonome pour « le développement du commerce et la réussite du dessein colonial » (p.99-100).

En plus des commerçants, pendant plus de vingt ans, des commis de l’administration coloniale ont maintes fois plaidé pour l’érection de la Casamance en une circonscription autonome avec l’extension de leur autorité sur cette partie du Sénégal colonial du fait sa « particularité », une particularité que les colons avaient eux-mêmes eu intérêt à mettre en avant pour justifier leurs difficultés militaires. De la volonté de réforme administrative du gouverneur général, William Ponty, émise en 1912, jusqu’à la suppression du statut de district et du poste d’administrateur supérieur en 1939, plusieurs propositions ont été faites. De C. Maclaud à Jean Chartier en passant par G. Descemet et H. Maubert. Sans oublier l’étude de 1939 de Jules Malbranque intitulée : « Le développement de la Casamance lié à son autonomie ». Leurs arguments étaient essentiellement d’ordre administratif, financier, logistique et économique. Toutefois, il n’a jamais été question d’une « autonomie politique » pour la circonscription de Casamance (p.81-121) : il s’agissait bien d’un projet d’une nouvelle colonie et non pas d’un territoire indépendant. Et surtout ce projet opportuniste n’a jamais été accepté.
La SFIO, le BDS et le MFDC
Ce que j’ai compris également, c’est que la « déception et la colère » des jeunes élites du cercle, constatées au lendemain des élections du Conseil général de décembre 1946 face au centralisme de la SFIO de Lamine Guèye, font partie des éléments accélérateurs de la naissance du Mouvement des forces démocratiques de Casamance. Le premier acte posé est la « petite réunion » tenue par Emile Badiane et Ibou Diallo à Saint-Louis avec les jeunes instituteurs originaires de la Casamance « pour faire entendre et défendre les intérêts de la région » (p.146-147). Nous étions en 1947. S’en suivent des initiatives plus concrètes comme « l’Appel aux ressortissants de la Casamance » (p.148) en mars 1949, dont l’objectif principal est « la provocation d’un rassemblement afin que la Casamance prenne en main, elle-même, toutes ses affaires politiques et notamment qu’elle fasse cesser de se voir imposer des délégués, qu’elle entend choisir et élire comme cela se conçoit en tout pays démocratique ». Un mois plus tard, les statuts du MFDC sont disponibles. Et dans l’article 2 desdits statuts, l’objectif est réaffirmé : « La quintessence est de redresser notre politique locale et de militer en communauté intellectuelle pour poser, étudier et résoudre les divers problèmes locaux dans un cadre général, sans toutefois entraver ni créer des obstacles aux questions intéressant le Sénégal dans son ensemble ou une autre région de la Colonie dans sa sphère propre » (p.149).
Le Bloc démocratique sénégalais (BDS) de Senghor et le MFDC de Badiane et Diallo ont trouvé des points de convergence pour « culbuter », lors des élections législatives et territoriales (1951-1952), ce qu’Émile Badiane appelle « l’ennemi commun » : la SFIO de Lamine Guèye (p.164). La suite est connue. Aux législatives de 1951, Lamine Guèye a été laminé à Kaolack, à Tamba mais surtout en Casamance avec un score soviétique, le plus élevé de tout le Sénégal. Idem pour l’élection de 1952. C’est le début d’une alliance politique multiforme entre L.S. Senghor et E. Badiane, le BDS et le MFDC. C’est aussi le début d’un sentiment fort chez les élites de la région : pour elles, Senghor a contracté une « dette morale » vis-à-vis des électeurs de Casamance qui se sont mobilisés pour sa réussite. BDS et MFDC sont passés de l’association à l’apparentement puis à la fusion (p.137-204). Les voix contestant cette intégration, notamment le Mouvement autonome de la Casamance (MAC), se sont progressivement « tues » à la faveur de leur propre fusion, avec d’autres formations politiques de l’époque, dans l’UPS avant le référendum de septembre 1958 (p.207).
Le référendum de 1958
Ce que j’ai compris, c’est que ni le « Oui » et encore moins la minorité de « Non » casamançais en 1958 n’était pour une séparation de la Casamance du Sénégal. Le « non » du Parti du rassemblement africain (PRA) à Cotonou, voté par l’Union progressiste sénégalais (UPS) de Senghor et Dia, était la grosse inquiétude de la France. Des stratégies pour « noyer » le « Non » du congrès du PRA ont été lancées. Une offre a été faite, officieusement, à des élus de la Casamance « liant la promesse d’une autonomie de la Casamance à un vote positif dans la circonscription » (p.220) « dans le cas où le « Non » obtiendrait la majorité des voix exprimées dans le reste du territoire du Sénégal » (p.224). « La perspective d’une possible rupture avec la France remet ainsi sur le devant de la scène sénégalaise un autre projet de séparation, suscité cette fois directement par les notables de la collectivité lebu » (p.232). La collectivité lébou s’engage à faire voter « Oui » et demande publiquement « au Gouvernement de la République Française de lui donner acte, au cas où le résultat du référendum serait négatif au Sénégal, de ne pas être liée par ce vote et de conserver la possibilité de pouvoir définir librement les nouveaux rapports qui pourraient la lier avec la France ». La « crainte de démantèlement du territoire sénégalais » fait rebattre les cartes au sein du comité exécutif de l’UPS. Lors d’une réunion à Rufisque, à la mi-septembre 1958, une nouvelle majorité se dégage pour le « Oui » (p.234). Au soir du vote, le 28 septembre 1958, le « Oui » l’emporte partout au Sénégal, avec une majorité écrasante : 97,2% des suffrages exprimés ».
Ce que j’ai compris, c’est que le « Oui » général au référendum de septembre 1958 a ainsi rendu caduque la « promesse française » d’une séparation de la Casamance du Sénégal à quelques élus casamançais. Par la suite, ces « possibles », ces « idées » ont été réinvesties de manière marginale. Dans les années 1960, face à une Gambie non encore indépendante et une guerre de libération balbutiante en Guinée portugaise, « l’idée autonomiste est donc reformulée dans des moments de crises et d’opportunités politiques par une petite minorité d’acteurs qui se sentent alors en situation de subalternité ou de blocage » (p.279).
« La censure, un attentat contre la pensée »
En parcourant l’ouvrage, « L’idée de la Casamance autonome » de l’historienne Séverine Awenengo Dalberto, on constate qu’il n’y a aucune trace de document faisant référence à l’existence d’un contrat juridique sur l’autonomie de la Casamance entre l’administration coloniale et des élus de la Casamance ou entre Léopold Sédar Senghor et le MFDC d’Emile Badiane ou encore un document attestant de la « non-sénégalité » de la Casamance. Les « fameux documents » des théoriciens de l’indépendance de la Casamance n’ont jamais été visibles. Le livre montre enfin que ces possibles jamais réalisés et ce sentiment de dette morale de Senghor ont été, au fil du temps, rétrospectivement — et à tort — interprétés comme un contrat juridique par le MFDC de 1982, une lecture erronée qui a profondément structuré ses revendications politiques. En décembre 1993, le témoignage du Français Jacques Charpy, un témoignage « sollicité » par le MFDC de 1982 et accepté par l’État sénégalais, était sans équivoque, comme elle le rappelle : « La Casamance n’existe pas en tant que territoire autonome avant la colonisation » et « les territoires situés entre la Gambie et la Guinée-Bissau ont toujours été, au temps de la colonisation française, administrés par le gouverneur du Sénégal » (p.15). Malgré ce témoignage, la crise a perduré avec son lot de morts, de blessés, de réfugiés et de villages abandonnés. Et c’est l’origine du blocage vis-à-vis de la connaissance du passé que l’historienne a voulu comprendre. Toutefois, depuis 2012, les rapports de force ont changé et « La Casamance est en effet aujourd’hui plus proche de ce qui ressemble à la paix qu’à la guerre. Des groupes de combattants tiennent encore quelques enclaves le long des frontières avec la Gambie et la Guinée-Bissau, mais le conflit armé semble achever sa lente extinction » (p.291).
Ce que je n’ai pas compris, par contre, c’est l’annulation de la cérémonie de présentation et de dédicace du livre « L’idée de la Casamance autonome », prévue le 26 octobre 2024. Une idée totalement aberrante, absurde et rétrograde. « La censure, quelle qu’elle soit, me paraît une monstruosité, une chose pire que l’homicide ; l’attentat contre la pensée est un crime de lèse-âme », disait Gustave Flaubert en 1852. Comment comprendre qu’on puisse interdire, en 2024, la vente d’un ouvrage sans avoir aucune idée du contenu ? Ceux qui ont pris la décision d’interdire cette œuvre au Sénégal, ont-ils vraiment le temps de parcourir l’ouvrage et d’en comprendre le sens et l’intérêt ?
Ce que je n’ai pas compris, d’aucuns ont considéré l’ouvrage comme une façon de retourner le couteau dans la plaie, mais il n’en est rien. Ce qu’ils considèrent comme étant une « plaie » s’est presque totalement cicatrisée. Cependant, il est hautement important de démontrer avec force argument le processus de cicatrisation. C’est ce que cette œuvre d’histoire fait d’une manière remarquable avec son caractère hautement pédagogique. Le brillant anthropologue Abdou Ndukur Kacc Ndao (paix à son âme), qui avait invité l’historienne à intervenir lors de la 2nde édition du Festival des cultures diola, n’a cessé d’appeler à la non fétichisation de la crise casamançaise. Il avait juste raison. Cette question fait partie de l’histoire du Sénégal et il faut en parler sans tabou, car lever toute équivoque est le seul moyen de permettre aux battements d’ailes de la colombe, depuis longtemps bien à l’œuvre, d’étouffer pour toujours le dernier écho de bottes.
Papa Moctar SELANE
Journaliste