Adama Baytir Diop Historien
« Celui qui saute et tombe sur un feu devra faire un autre saut ».
(Dicton africain)
Une épitaphe sur la tombe du Cardinal français Richelieu portait, disait-on, ceci : « Ci-gît un grand cardinal. Il fît plus de bien que de mal. Le bien qu’il fît, il le fit mal et le mal qu’il fit ; il le fit bien. ». D’un autre côté, s’adressant aux Africains dans une émission radiophonique sur l’histoire de l’Afrique, l’historien guinéen Ibrahima Baba KAKE aimait à dire « Au jugement de l’histoire tous les témoins doivent avoir la parole ! ».
Il n’allait pas cependant jusqu’à nous informer du verdict rendu par le tribunal de l’histoire. On pourrait, concernant le colonialiste européen prononcer, par analogie, le même jugement que sur Richelieu.
Le constat est là : 64 ans après les indépendances, les Etats africains ne sont pas parvenus à guérir les maux subis durant la domination coloniale européenne. Il est donc évident que nous nous sommes fourvoyés dans nos choix pour sortir de cette situation héritée de la colonisation.
La réflexion que voici, se veut une invite à l’introspection pour nous permettre de reconsidérer les voies choisies et dans certains cas, les orientations prises en vue d’éradiquer les maux dont souffre le continent noir. Tant il est vrai que l’histoire (et la culture) est accusée, aujourd’hui encore par nos anciens bourreaux, d’être à l’origine de tous nos maux.
I.Ouest ce que la conscience historique ?
Pour l’historien français Henri.I.Marrou c’est la prise de conscience par l’être humain de la situation à laquelle a abouti sa propre évolution, celle de son groupe ou système social. En d’autres termes, ayant la mémoire de son passé, l’être humain sait qui il est, d’où il vient, pourquoi il est dans la situation où il se trouve. La logique veut qu’on choisisse d’accepter ou de refuser cette situation héritée des ancêtres. Pour l’historien sénégalais. Cheikh Anta Diop, issu d’un peuple sorti de la traite négrière et de la colonisation, le choix est clair, il faut refuser et s’orienter vers la transformation de cette situation. C’est ce qui apparaît dans la définition que lui prête Babacar SALL professeur à l’UCAD, « La conscience historique, c’est la conscience de ce que l’on a été, est et appelé à être dans l’évolution, en tant qu’individu, classe, catégorie sociojuridique, nation, race » Retraçant l’évolution des sociétés africaines (puisqu’il s’agit de cela), Cheikh Anta DIOP part de la préhistoire qui a fini de prouver que l’Afrique est le berceau de l’humanité pour arriver à la situation de l’Afrique au seuil des indépendances. Il démontre la continuité historique des civilisations négro-africaines depuis le néolithique (7000-8000 avant JC) jusqu’à la fin des grands empires (Ghana, Mali, Sonrhai..) à partir du XVIème s, avec évidemment cette période de splendeur de l’Egypte antique (3000 av JC-31 av JC). Le rattachement à la civilisation pharaonique et post-pharaonique est pour Cheikh Anta DIOP une exigence pour la fortification de notre conscience historique. Car, pour lui « l’histoire sert à restaurer, à structurer, à dynamiser la conscience historique des peuples avec comme but l’action pour réorienter l’évolution sociale » Voilà, selon Babacar Sall, ce qui explique l’accent mis par l’égyptologue sénégalais sur l’histoire descriptive et comparative à la place d’une histoire narrative. Une manière de répondre à ses détracteurs. L’antiquité (3000 av JC-476 ap JC) fut en effet, la période la genèse des institutions politiques, économiques, sociales, culturelles, religieuses.
Au total, Cheikh Anta DIOP incarnait en tant qu’historien, intellectuel, homme politique et enseignant, la conscience historique africaine retrouvée et fortifiée parce que libérée, débarrassée du complexe d’infériorité et prête à satisfaire les exigences de son évolution. La création d’un Etat fédéral, dialectique du Congrès de Berlin de 1885, de la balkanisation et la substitution des langues nationales aux langues européennes.
Par-delà la similitude des mots qui composent les définitions données par Marrou et Cheikh Anta DIOP on peut discerner les différences des trajectoires historiques des sociétés auxquelles ils appartenaient. L’Europe et singulièrement la France pour Marrou et pour DIOP le Noir d’Afrique qui, disait-on n’a pas d’histoire, était l’objet de sa préoccupation. Ainsi, cette différence d’attitude et d’approche du sujet qui nous occupe traduit chez chacun d’eux une personnalité modelée par la culture et la civilisation.
Or, leurs cultures respectives se sont rencontrées dans le passé (traite atlantique, colonisation) à des époques où le rapport de forces était favorable au Blanc qui finit par asseoir sa domination avec la volonté délibérée de détruire l’identité culturelle du Négre considéré comme sauvage et barbare. En lui imposant les principes et les valeurs de la civilisation occidentale, le Blanc prétendait civiliser le Noir par un remodelage de son âme et sa conscience. « Noir par le sang et la couleur mais assimilé français par ses goûts, ses principes et son intelligence » (paraphrase d’un colonialiste). Dès que se produisit l’éveil de classe chez DIOP, il engagea son combat contre l’aliénation culturelle des peuples africains.
II.Deux hommes, deux civilisations
Si nous poussons plus loin notre réflexion, nous arriverons à comprendre pourquoi cette substitution de personnalité était plus grave que l’exploitation économique parce qu’il fallait se ré-enraciner dans son passé pour se refaire une âme nationale afin de mener la lutte de libération.
Mais examinons assez rapidement les trajectoires respectives des civilisations occidentale et négro-africaine. Pour l’Occident c’est la Grèce antique (1500avJC-31av JC) qui fut la source première d’une conception de la connaissance par la Raison et aussi d’une conception de l’individu, être pensant doué de l’esprit critique et responsable (Socrate, Platon et Aristote comme modèles et aussi le christianisme) qui pour cela doit être libre. Le droit romain (Rome 763 av JC- 476 ap JC) lui apporta une base juridique comme garantie de ses droits, mais ce fut la Renaissance (XVIè) dont les origines se trouvaient dans la prise de Constantinople en 1453 par les Turcs musulmans et la fuite des savants grecs vers l’Italie, qui vit apparaître une nouvelle conception de l’homme, être pensant qui n’est plus déchu par le péché originel et considéré comme maître de son destin (mythe de Prométhée, Erasme) par son travail et son talent viril. A partir de la fin du XVIIIè s cet homme conçu par la philosophie humaniste a fini de traverser l’époque des temps modernes (1492-1789) et est devenu un citoyen, de la révolution française, c’est-à-dire de la République et ses idéaux que lui garantissent ses droits civils et politiques. La courbe de la technique va propulser l’europe dans l’ère industrielle après que la science conçue par les Grecs comme simple moyen de connaissance dès lois de la nature et du cosmos devient, au Nord-Ouest de l’Europe (où les rigueurs du climat rendent difficile la satisfaction des besoins de nourriture et d’habillement) un instrument de puissance pour transformer le milieu et le rendre conforme aux exigences de la nature humaine.
On connait la suite : cette perversion des relations saines entre la science et la technique qui a conduit les Etats européens à la volonté de puissance et dont l’expression actuelle est la mondialisation et la globalisation libérales. Individualiste, l’homme occidental, bâtisseur de la civilisation matérielle a toujours montré sa détermination à servir ses intérêts matériels.
En Afrique noire, où les climats sont relativement plus cléments, la conception de l’homme est tout à fait différente. Bien que n’ignorant pas la raison (cf l’Egypte antique) l’homme africain a développé la conscience pour perpétuer sa vie collective et préparer le salut de l’âme. Usant de cette faculté, il arrive à résoudre ses problèmes sans rompre les liens avec la nature ! Ainsi le religieux et le spirituel, l’un encadré par l’autre, imprègnent toutes les activités de l’homme. La famille élargie, polynucléaire constitue la matrice du système social et ses composantes politique, économique, religieuse, culturelle. Le chef de famille, de lignée est un personnage charismatique considéré comme l’intermédiaire et l’intercesseur entre la communauté des vivants et les morts. « En Afrique, nous dit Théophyle Obenga, disciple et compagnon de lutte de Cheikh Anta DIOP, les observateurs sont unanimes à reconnaître que le spirituel prédomine dans la vie des Africains ».
Dans nos sociétés lignagères, segmentaires la collectivité prime sur l’individu, celui-ci, pour sa survie s’attache à ses traditions qui ont fait leur preuve dans le passé. Ainsi l’ordre social existant est préservé ce qui permet de faire face à l’acculturation quand les influences extérieures déstabilisatrices sont introduites. Le Noir sous le ciel d’Afrique est un être chez qui la conscience domine l’intérêt.
Une civilisation, c’est certes un ensemble d’acquisitions humaines dans la nature (faune, flore, cosmos) mais ce n’est pas seulement cela c’est aussi un contenu axiologique, éthique qui permet à une collectivité de se perpétuer. Cet ensemble abstrait on le nomme institutions. Et il est tout aussi important. D’aucuns parlent de courbe des institutions (éducation, arts, structures politiques, sociales, mœurs, religion, philosophie, science…) parallèlement à celle de la technique. « L’Europe n’a jamais trouvé pendant le Moyen âge (476 ap JC-1492 ap JC) une forme d’organisation politique supérieure à celle des Etats africains. » (Cheikh Anta DIOP). Et Leopold Sedar Senghor d’écrire : « Ce que le Negre apporte c’est la faculté de percevoir le surnaturel dans le naturel, le sens de la transcendance ». Libre arbitre donc et choix donné à la primauté au côté divin de l’homme plutôt qu’à son côté animal. Comme quoi l’homme noir use de facultés qui dépassent la Raison, pour connaître la Vérité. Comme Platon qui distinguait le monde sensible qui est illusion et le monde intelligible, accessible par l’intellect, non par les organes des sens. Néanmoins, des réalisations en matière durable ont existé sur le continent noir au moyen âge : au Zimbabwe (XIIIè –XVè s) le palais royal construit en pierre avec des murailles de 30m de hauteur, au Kitara (XIVè ) sur les Grands Lacs, un système de défense avec des tranchées et des boyaux et un réseau de digues et de canaux pour l’agriculture.
III.Pour une véritable Renaissance africaine
Peuple religieux et spirituels les Africains reçurent les éléments de la modernité comme par effraction (traite atlantique et colonisation). Sans qu’ils eussent le temps de les digérer, les produits manufacturés, les structures politiques et administratives incarnées par les Blancs, les infrastructures, l’école, matrice de la modernité etc… envahirent, pour ainsi dire, les terroirs et s’y établirent durablement. Malgré tout les sociétés indigènes dans l’ensemble restèrent réfractaires à certains facteurs culturels modernes déstabilisateurs. Une élite auxiliaires fut quand même formée par les colonialistes européens (systèmes de l’assimilation ou du multiculturalisme); sa position est ambigüe : agent de la modernité auprès des masses indigènes son statut d’instruit, d’éduqué, et de formé ne lui permet pas la reconnaissance de ses droits par les colons… C’est cette élite qui, par réaction à la domination coloniale sera aux avant-postes de la lutte de libération nationale.
Par la suite les ‘’pères fondateurs’’ des Etats-nations seront issus de cette élite intellectuelle formée par le colonisateur européen. L’œuvre de construction nationale fut entreprise dans le cadre des micro-Etats engendrés par le morcellement du continent. On connait la suite : rapports de pouvoirs internes déséquilibrés assez souvent et exigences des relations extérieures difficiles à satisfaire surtout dans le contexte de guerre froide. Les nouveaux Etats allaient s’ossifier. « L’Etat fédéral » cher à Cheikh Anta DIOP ou à Kwame NKRUMAH paraissait une utopie aux yeux de bon nombre de chefs d’Etat. Fragilisés par les circonstances de leur naissance, les micro-Etats dont les dirigeants avaient adopté les systèmes constitutionnels de leurs anciens maîtres furent plaqués sur des réalités socio-culturelles différentes, portant ainsi atteinte à l’identité nationale sur bien des plans (ontologique, juridique, politique…) Autrement dit l’instauration de l’Etat républicain avec des valeurs et principes et par la suite en 1989 avec la démocratie imposée du dehors et son corollaire les droits de l’homme se firent dans des milieux où les individus le plus souvent analphabètes n’étaient pas préparés à les recevoir.
La Renaissance de l’homme africain est devenue une exigence du fait de la crise identitaire ainsi engendrée qui appelle un retour aux valeurs spirituelles, morales et religieuses de nos sociétés lignagères (surtout après de long cheminement avec les religions révélées). La démocratie parlementaire n’est pas un dogme, son exercice ne doit pas porter atteinte à nos valeurs traditionnelles de culture qui sont par ailleurs semblables à celles des Asiatiques : sens de la famille, respect de la hiérarchie familiale, attachement à la collectivité, solidarité, discipline de groupe. Or, l’Etat actuel de la démocratie, est déplorable avec la division qu’elle engendre au sein de la classe politique, les inégalités sociales qu’elle crée, le comportement irrévérencieux des dirigeants vis-à-vis des institutions, les « Coup d’Etat constitutionnels », la mauvaise compréhension de l’objet de l’Etat de droit par bon nombre d’hommes politiques etc… Tous les facteurs de déstabilisation des Etats, de remise en cause de l’intégration nationale par la dévalorisation des instances d’intégration sociale que sont l’école et la citoyenneté, l’apparition au grand jour de l’ethnicisme, du tribalisme, du régionalisme et des problèmes religieux.
Au regard de tout cela, la Renaissance africaine que certains appellent de leurs vœux ne peut se concevoir comme idéologie sans avoir à cœur la création d’une école nouvelle où les enseignements dispensés dans les langues nationales, tant les langues d’emprunt sapent notre identité culturelle. Il ne s’agit pas de repli identitaire mais de créer d’abord les conditions d’éclatement de notre génie comme tout peuple qui s’engage sérieusement dans la voie de la formation en vue de la modernisation industrielle. Ceci, sans changer notre conception de la vie ici-bas, notre vision du monde, Bref, sans perdre notre âme. Donner la primauté aux langues nationales ne signifie guère se débarrasser des langues européennes, langues de communications internationale, il s’agit de les utiliser à bon escient, en rapport avec les objectifs visés. L’intégration politique est aussi une exigence dans ce monde globalisé. IL faudra aux jeunes générations actuelles et à celles de demain, beaucoup de courage, de lucidité, de sacrifices et de détermination pour assurer la survie culturelle du continent noir, tant les forces d’inertie sont puissantes et les obstacles nombreux. Mais comme le dit J.k Zerbo « l’histoire marche sur deux pieds : la liberté et la nécessité » Devant celle-ci on peut soulever des montages.
La conscience historique et la conscience de soi restaurées ne sont pas une panacée. Cadres, intellectuels, enseignants, hommes d’affaires, hommes politiques africains, elles nous aident à réfléchir et agir avec discernement lorsque nous sommes en contact avec les autres. Avoir en tête face à l’autre, que si l’on est arrivé à des situations différentes aujourd’hui c’est que nos ancêtres respectifs n’avaient pas choisi les même voies pour rencontrer la modernité, du fait que nos conceptions philosophiques de l’homme et de sa place dans la nature sont différentes. Ce souvenir permet de ne pas diluer son identité et de retrouver sa personnalité profonde, sa dignité d’homme, sa fierté et devenir sujet, plutôt qu’objet de l’histoire.
Comme nous venons de le constater la conscience historique et la conscience de soi nous interpellent nous Africains plus que les autres. Du faite des vicissitudes de l’histoire nous ignorons notre passé, ou nous n’en connaissons que des fragments, des bribes parfois. Ce désarmement intellectuel et normal a fait que souvent nous nous laissons subjuguer, pour ainsi dire, par les prouesses technologiques réalisées par les autres. On le sait, les échanges portent toujours une charge culturelle et à ce sujet nous subissons fortement les influences extérieures et ce que nous envoyons en retour n’est pas vecteur de culture (matières premières) surtout que nous vivons avec les langues d’emprunt.
L’aliénation culturelle, l’extraversion, le mimétisme aveugle, doivent êtres bannis chez nous si nous nous connaissons bien et connaissons les autres. Le problème est si grave que sans restauration de notre identité nous continuerons d’être objet de l’histoire. L’espoir est cependant permis avec ce qui paraît un éveil de conscience des jeunes générations africaines.
En tout état de cause la Renaissance africaine devra avoir comme matrice une école nouvelle authentiquement enracinée dans nos valeurs spirituelles, morales et religieuses et ouverte à ce que les autres ont de meilleur dans le cadre de la modernité.
Adama Baytir Diop Historien