De quelle posture éthique ou épistémologique peut-on blâmer celui qui dévoile la vérité ?
Introduction
Le rapport entre la vérité et le pouvoir a toujours constitué un enjeu majeur des sociétés humaines. Dire la vérité, notamment dans l’espace public, n’est jamais un acte neutre : cela engage des valeurs morales, des principes de justice et une certaine conception du savoir.
Dans le contexte sénégalais, la révélation d’une dette publique dissimulée a suscité des réactions contrastées : certains y voient un acte de transparence salutaire, d’autres accusent le nouveau régime d’imprudence, au motif que cette révélation nuirait aux intérêts financiers du pays.
Quelle que soit la position adoptée, cette controverse doit nous amener à une interrogation fondamentale : est-il légitime, par principe, de blâmer celui qui révèle la vérité ?
Autrement dit, peut-on, d’un point de vue éthique ou épistémologique, reprocher à un individu d’avoir levé le voile sur une réalité dérangeante ?
Par-delà les clivages, il nous incombe d’articuler notre réflexion autour de ces questions, car c’est là que se joue la probité du discours public.
A – Une posture moralement indéfendable : le blâme du véridique comme renversement des valeurs
1) Dire la vérité, un devoir moral universel
Sur le plan éthique, la vérité n’est pas un simple choix stratégique, mais une exigence morale. Emmanuel Kant, dans sa Doctrine de la vertu, rappelle que dire la vérité n’est pas une question de convenance ou de conséquences, mais un commandement inconditionnel de la raison.
Mentir, même par convenance politique, revient à instrumentaliser autrui comme un moyen et non comme une fin.
Ainsi, dans le cas de la dette cachée, la dissimulation d’informations budgétaires constitue une trahison du pacte de confiance entre gouvernants et gouvernés. Celui qui révèle une telle vérité agit donc conformément à un principe de responsabilité morale, en rendant aux citoyens ce qui leur appartient : le droit à la transparence.
Blâmer cet acte reviendrait à condamner la vertu elle-même, à stigmatiser la probité et la loyauté, ce qui constitue en soi une contradiction éthique flagrante.
2) L’inversion des valeurs : l’apologie du mensonge stratégique
Friedrich Nietzsche dénonçait déjà la tendance des sociétés à opérer une transvaluation des valeurs : transformer les vices en vertus, et les vertus en fautes. Lorsqu’on justifie la dissimulation au nom de la stratégie politique ou économique, on érige le mensonge en instrument de gouvernance.
Cette inversion morale n’est pas anodine : elle révèle un affaiblissement de la conscience civique. Une société qui en vient à craindre la vérité plus que le mensonge est une société malade de son hypocrisie.
Or, la vérité est un impératif catégorique : elle peut déranger, mais elle restaure la dignité et la cohérence morale de la communauté politique.
B – Une posture épistémologiquement incohérente : refuser la vérité, c’est refuser le savoir
1) La vérité comme condition du savoir et de la rationalité
Du point de vue épistémologique, la vérité est la base même de toute connaissance. Sa quête est essentielle : elle nourrit l’esprit, libère de l’illusion et garantit la progression scientifique, tout en permettant à l’homme de mieux comprendre le monde dans lequel il vit et sa place dans celui-ci.
Refuser de dire la vérité, c’est se priver du privilège que nous offre la confrontation critique de tout énoncé avec la réalité dont il prétend être le reflet.
Appliqué à la gouvernance, cela signifie qu’une politique fondée sur la dissimulation sape ses propres fondements cognitifs : on ne peut résoudre un problème que si l’on accepte d’en reconnaître l’existence.
En d’autres termes, la transparence n’est pas un luxe moral, mais une condition nécessaire du progrès collectif.
2) Le mensonge comme obstacle à la lucidité sociale
Michel Foucault, dans ses analyses du parrêsia (le franc-parler), rappelle que la vérité est un acte de courage : celui qui parle vrai prend un risque, souvent contre le pouvoir.
Mais cette parole est nécessaire, car elle libère le discours et rend possible la critique. Blâmer celui qui révèle la vérité, c’est donc étouffer la parrêsia, réduire la société au silence et empêcher l’émergence d’un savoir lucide sur elle-même.
L’État, dans sa fonction rationnelle, ne peut se construire sur le déni ou la manipulation. Une démocratie sans vérité devient une technocratie de façade, où l’efficacité supplante la justice et où la connaissance se subordonne à la stratégie.
Cela dit, par souci de probité morale et intellectuelle, il y a lieu de mentionner que toute dissimulation n’est pas forcément assimilable à un détournement des deniers publics, d’où la nécessité s’ouvrir des enquêtes.
C – Dissimulation n’est pas nécessairement détournement : l’intention comme critère de discernement
Conformément à ce qui précède, il importe de rappeler qu’une dette cachée n’est pas nécessairement synonyme de détournement. Tout dépend de l’usage qui en a été fait.
En effet, la dissimulation d’une dette peut, dans certaines circonstances, relever d’une stratégie économique ou diplomatique visant à préserver la stabilité d’un État, à éviter la panique des marchés ou à protéger des négociations sensibles.
Dans ce cas, l’intention ne procède pas de la malveillance, mais d’un calcul politique discutable certes, mais orienté vers le bien commun.
Une telle démarche, bien que contestable sur le plan de l’éthique et de la transparence budgétaire, ne saurait être assimilée à une volonté de nuire.
En revanche, lorsque la dette dissimulée a servi des intérêts particuliers, alimenté des circuits occultes ou permis l’enrichissement illégitime de certains acteurs au détriment du peuple, elle devient un acte de trahison morale et institutionnelle.
Dans cette hypothèse, la dissimulation cesse d’être une stratégie et devient un délit, voire un crime.
Ainsi, la distinction essentielle entre dissimulation et détournement réside moins dans l’acte lui-même que dans l’intention et la finalité qui le motivent.
C’est cette finalité, plus que la forme comptable de l’opération, qui détermine la nature juridique de la faute.
Autrement dit, si les faits peuvent accuser, l’intention peut parfois excuser, dès lors qu’elle se fonde sur la sauvegarde de l’intérêt général même si je demeure convaincu qu’il faut dans tous les cas préférer la vérité à tout ce qui lui porte ombrage d’autant plus qu’il finira toujours triompher. C’est juste une question de délai.
Conclusion
Blâmer celui qui dit la vérité, c’est renoncer à la fois à la morale et à la raison.
Sur le plan éthique, cette posture renverse les valeurs : elle fait du mensonge un instrument légitime et de la probité une faute.
Sur le plan épistémologique, elle nie la vérité comme condition du savoir, privant la société de la lucidité nécessaire à son développement.
Certes, la vérité peut coûter cher à court terme : elle expose, déstabilise, met à nu.
Mais le mensonge coûte toujours plus cher à long terme, car il mine la confiance et détruit la capacité de penser juste.
En définitive, aucune posture éthique ni épistémologique ne peut légitimer le blâme de celui qui révèle la vérité.
Dire la vérité, c’est servir la justice et la connaissance, deux piliers sans lesquels aucune nation ne peut espérer durer.
À présent, d’un point de vue prospectif, s’il est avéré qu’une dette a été dissimulée, comme l’a confirmé la Directrice générale du FMI, Kristalina Georgieva, il est impératif d’en déterminer l’usage.
Selon le principe du tertium non datur, deux seules issues sont possibles :
soit cette dette a été utilisée au bénéfice du peuple, auquel cas ce serait le moindre mal, car si les faits accusent les responsables, l’intention, elle, les excuse ;
soit elle a été détournée, dans des proportions qu’il reste à établir.
Dans ce dernier cas, il incombe au nouveau régime d’ouvrir des enquêtes, d’en apporter la preuve, et aux institutions compétentes d’identifier les coupables, afin qu’ils répondent pleinement de leurs actes.
Oumar Sy
Formateur en philosophie et en Éthique et Gouvernance.









