Curieux de tout et de presque tout le reste, j’ai sauté sur l’occasion avec l’enthousiasme d’un chat devant une boîte de sardines ouvertes : les Journées Agricoles et Culturelles de l’Ecole Nationale Supérieure d’Agriculture (ENSA). Une escapade studieuse bien loin des tensions urticantes de la Capitale du Rail, ce surnom poétique que Thiès porte avec autant de fierté que de klaxons.
L’ENSA, que je découvrais pour la toute première fois, se dresse paisiblement à la sortie de la ville, sur la route menant à Touba. Calme, verdoyante, studieuse – un îlot de savoir en marge de l’agitation. Mais ce samedi-là, dans un amphithéâtre tout ce qu’il y a de plus sérieux, l’ambiance n’avait rien de soporifique : les idées y fusaient avec la vigueur d’une moissonneuse-batteuse lancée en pleine saison.
On y discutait avec ferveur de souveraineté alimentaire, d’innovation, et de l’avenir de l’ingénieur agronome au Sénégal. Rien que ça. Moi qui craignais de m’égarer dans des discours arides sur la composition des sols latéritiques, je fus vite détrompé. Le thème, il faut le dire, avait un charme presque provocateur : «Innovation et souveraineté alimentaire : quelle place pour l’ingénieur agronome dans le Sénégal de demain ? »
Un sujet audacieux, traité par des esprits affûtés, brillants, et aussi méthodiques qu’un semoir bien huilé.
Amadou Tidiane Diallo, ingénieur agronome passé par la case microfinance, a ouvert le bal avec un plaidoyer aussi lucide que dérangeant. Il dénonce le paradoxe : alors que l’agriculture concerne plus de 70 % des Sénégalais, les crédits vont massivement au commerce et aux services. Pourquoi ? Parce que l’agriculture, dit-on, n’est pas « structurée ». Mais plutôt que de pleurnicher sur l’état des sillons, il propose de retrousser les manches : organiser les producteurs, agréger les terres, et financer intelligemment les petits exploitants. Selon lui, les étudiants de L’ENSA actuels sont les mieux placés pour incarner cette révolution en bottes. Et la salle, parée de polos aux couleurs promotionnelles, a salué l’intervention d’un tonnerre d’applaudissements.
Mais ce n’était là que le début. Moustapha Guèye, directeur de l’ISRA(Institut Sénégalais de Recherches Agricoles) et ancien de la maison, est venu prodiguer ses conseils avec l’élégance d’un sage et la simplicité d’un paysan qui sait ce qu’il en coûte d’ensemencer sans pluie. Son message :
«Un bon ingénieur doit d’abord être un bon technicien.» Autrement dit, pas de diplôme surdimensionné sans bottes bien crottées.
Un vétéran de la toute première promotion s’est levé, lui aussi, pour dénoncer l’absurde centralisation des compétences. Comment, s’est-il interrogé, peut-on espérer la souveraineté alimentaire si 60 % de nos brillants ingénieurs végètent dans des bureaux climatisés à Dakar, à mille lieues des réalités du terrain ? C’est là, sans doute, l’un des grands mystères agricoles.

Oumar Cissé Sow, président de l’amicale des anciens élèves (l’ADENSA), pense qu’il est temps de mettre bon ordre à tout cela. Un Ordre des ingénieurs agronomes, voilà son cheval de bataille, histoire de faire le tri entre les vrais et les imposteurs qui, selon lui, pullulent dans le secteur comme des criquets dans un champ mal gardé.
Et comme si cela ne suffisait pas à combler l’intellect, la journée a aussi offert un délicieux concours d’éloquence, où les mots ont valsé avec panache autour d’une question quasi-philosophique : «l’homme est-il le seul responsable de son malheur ?»
Alima Ndao en est sortie victorieuse, devançant de peu Moussa Gaye, Khadija Sow et Moctar Boiro –tous brillants dans l’art d’argumenter sans s’emporter.
L’ENSA, rappelons-le, n’est pas qu’un établissement d’enseignement : c’est une institution, une fabrique d’élites agricoles qui, depuis plus de quarante ans, façonne les esprits et les mains qui nourrissent nos nations. Cinq années de formation, cinq options de spécialisation – productions végétales, animales, foresterie, sols, génie rural, économie et sociologie rurales – et des diplômés qui essaiment du Sénégal jusqu’au Maghreb, en passant par l’Afrique de l’Ouest.
En repartant, je n’étais plus tout à fait le même. Le citadin un brin condescendant que j’étais avait cédé la place à un admirateur sincère, presque prêt à échanger son portable contre une bêche. Presque…
Mor Talla GAYE