Par Oumar Sy, Formateur en philo, Consultant en Éthique et gouvernance.
Et si la fréquence d’un mot dans l’espace public était un indicateur de gouvernance?
Eh bien, voyons voir ce qu’il en est de cette hypothèse!
Précisons tout d’abord que je parle en tant que citoyen, témoin de son époque, ayant eu, depuis plus d’un demi siècle, le privilège d’avoir vécu successivement sous le magistère des quatre présidents que compte notre pays depuis son accession à l’indépendance. Même si je reconnais d’emblée que toute mémoire est sélective, je n’ai fait que relater les faits les plus saillants qui occupent le disque dur de ma mémoire lorsque je jette un regard rétrospectif sur le passé en gardant un un oeil rivé sur le présent sans nier la possible connivence, voire la complicité ou même la complaisance des sentiments puisque, comme vous le savez, tout « ce qui touche le coeur se grave dans la mémoire ».
Ainsi, en nous efforçant de nous remémorer le Président Léopold Sédar Senghor, homme de lettres et de culture, nous remarquerons aisément que son magistère a correspondu à un rayonnement intellectuel et diplomatique du Sénégal aussi bien dans la sous-région que sur la scène internationale. Il me souvient qu’à l’époque le mot qui occupait le plus l’espace public et médiatique c’était le mot « dialogue » : « dialogue des cultures et des civilisations », « dialogue islamo-chrétien », « dialogue entre le Nord et le Sud », etc., etc.
Je réentends encore sa voix chantonnante nous rappelant que « le Sénégal est un pays de dialogue en voie de dé-ve-loppe-ment… ».
D’ailleurs, à un moment donné, même l’apprentissage du français à l’école se faisait via le dialogue à travers la radio scolaire avec des personnages vedettes comme Doudou et Fatou qui sont les ancêtres d’Ami et Rémi.
Le Président Abdou Diouf aussi, en homme d’État à la fois cultivé, plein de finesse et épris d’urbanité, croyait fermement aux vertus du dialogue. C’est un homme de paix qui, en son temps, avait contribué de manière décisive à faire de notre pays la vitrine de la démocratie africaine. Seulement, sous son magistère, les politiques d’ajustement structurel s’imposèrent à beaucoup de pays du Tiers-monde avec comme corolaire la montée en puissance des politiques dites d’aide au développement aussujetties aux diktats de la Banque mondiale et du FMI. Ce qui ne manquait pas d’ailleurs de nous irriter. Le verbe « recevoir » prit alors le relai. Tous les jours, dans les médias, à longueur de journée, on entendait ceci: « le Président a reçu »…, « le Président a été reçu »…, « le Sénégal a reçu »…, « le Sénégal s’apprête à recevoir »…, ainsi de suite…
On aura beaucoup reçu des partenaires techniques et financiers ainsi que des « pays frères et amis » durant cette période aussi bien en termes d’aides, de dons, de dettes que de directives.
Avec Abdoulaye Wade, économiste et juriste qui allie culture, courage et audace, en plus de la diversification et de l’intensification de la coopération multilatérale et multisectorielle, nous assistâmes à une politique centrée sur les grands travaux et notamment les infrastructures modernes. Partout, les chantiers sortaient de terre. Il a l’âme d’un bâtisseur infatigable.
Ce fut alors le tour au verbe
« inaugurer »: « le Président vient d’inaugurer »…, « le Président va inaugurer »… Toujours inaugurer, encore inaugurer…
Il en a été ainsi jusqu’à ce que pointe à l’horizon l’oiseau de mauvais augure qu’est l’impossible quête d’un troisième mandat qu’il n’a pas obtenu parce que, qu’on le veuille ou non, les sénégalais en ont définitivement fait un principe intangible au moins depuis 2012. « Qui s’y frotte, s’y pique », avons-nous envie de dire.
Néanmoins, il a eu, comme son illustre prédécesseur, le mérite de laisser intacts les fondamentaux de la démocratie et de l’État de droit. La deuxième alternance matérialisée par la transmission républicaine du pouvoir sur la base du suffrage universel en est une belle illustration.
Depuis qu’il est parti, en toute objectivité, vous conviendrez avec moi que le verbe « inaugurer » n’a certainement pas disparu de l’espace public et médiatique. Cependant, force est de reconnaître qu’il a été considérablement submergé par l’irruption quasi volcanique et hallucinante du verbe « arrêter ». Ce verbe et ses dérivés fusent de partout en plus d’être conjugué à tous les temps et à tous les modes. Il ne se passe presque plus une seule semaine sans qu’on n’entende à travers la presse des informations du genre: « tel artiste a été arrêté », « tel marabout est arrêté », « tel professeur », « tel élève », « tel gendarme », « tel oustaz », « tel manifestant », « tel député », « tel avocat », « tel maire », « tel(le) membre des forces dites spéciales », « tel ancien ministre ou premier ministre », « tel leader politique », « tel étudiant », « tel activiste », etc., etc.
À cela s’ajoute une pléthore d’arrêtés d’interdiction du Ministère de l’intérieur et de ses démembrements au niveau du commandement territorial.
Les cours dans les universités ont été arrêtés. Des télévisions reçoivent aussi parfois l’ordre d’arrêter d’émettre un signal.
J’allais oublier ceci qui était impensable dans un pays comme le nôtre : l’internet s’était arrêté. TikTok, arrêté…
Incontestablement, la joie de vivre et d’exister sous nos cieux est douloureusement compromise par le sentiment de terreur qui gagne du terrain. Les âmes baignent dans l’angoisse et les esprits sont de plus en plus rongés par la peur et l’anxiété si bien que même certains de vos proches, la trouille dans le ventre, en viennent à vous suggérer subtilement, presque avec affection, d’arrêter d’exprimer vos opinions pour ne pas courir le risque d’être arrêté.
On arrête… On continue d’arrêter… On n’arrête pas d’arrêter et de publier des arrêtés d’interdiction par-ci par-là. Et patati ! et patata !
Ce n’est pas tout. Comme si les arrestations intramuros ne suffisaient pas, nous avons appris avec stupéfaction, que sous le parrainage d’une CEDEAO en perte de vitesse et de légitimité – qui risque d’ailleurs de finir en lambeaux faute de consensus – notre gouvernement envisage de déployer nos forces armées au Niger dans le but d’arrêter la transition en cours et de réinstaller le président déchu à nos risques et périls mais aussi au péril de sa vie puisqu’en privilégiant la logique de la confrontation, il n’est pas exclu que les militaires au pouvoir fassent de lui une cible d’autant plus qu’il est encore entre leurs mains. La formule qui prévaut dans ce genre de situation est connue: « À la guerre comme à la guerre ». Autremement dit, on fait avec les moyens du bord; ce qui pourrait tout naturellement déclencher le réflexe de commencer par les proies faciles. C’est aussi une question d’instinct de survie en fin de compte. Si la vie d’un individu devient incompatible avec la conservation de l’État, et dans ce cas précis avec celle d’un régime politique, il faut s’attendre à ce que l’un des deux périssent d’après Rousseau qui présuppose qu’il est fort à craindre que ce soit le premier qui trépasse même s’il marque sa préférence pour une république démocratique. Je vous revoie au Livre II, Chapitre V, Du contrat social. Ce n’est qu’une hypothèse, bien entendu, mais il y a lieu de faire preuve de prudence et de retenue tout en prêtant une oreille attentive aux aux plaintes et complaintes ainsi qu’aux aspirations profondes des peuples souverains.
Aussi, une telle mesure, en plus de nous mettre à dos des pays voisins tels que le Mali, et la Guinée auxquels nous sommes beaucoup plus liés qu’au Niger tant sur le plan économique, historique que géographique, risque paradoxalement d’entraîner de lourdes pertes en vies humaines alors que la prise du pouvoir par l’armée nigérienne quoique problématique, s’était tout de même faite sans effusion de sang.
Ne vivrions-nous pas mieux et en harmonie avec nous-mêmes et les autres si on arrêtait toutes ces arrestations tous azimuts? Après tout, comme aurait dit Aristote, le professeur dont le magistère dans l’histoire des idées a duré plus 2000 ans « il faut savoir s’arrêter » .
En définitive, puisque, tôt ou tard, tout se terminera par le dialogue, ne faudrait-il pas dès lors commencer par là?
Aujourd’hui que nous sommes à seulement six mois de l’élection présidentielle, le magistère du Président Macky Salle tire à sa fin. S’il nous était permis d’assimiler la gouvernance à une dissertation, nous nous permettrions de dire que voici à présent arrivée l’étape cruciale de la conclusion. Or, d’une manière générale, la dernière impression qu’on laisse au lecteur compte beaucoup dans l’appréciation globale de toute œuvre. Ce faisant, le meilleur conseil qu’on puisse lui donner au terme d’un développement qui s’articule symboliquement autour d’une thèse qui renvoie à ses réalisations et d’une antithèse qui représente les failles de son régime, c’est de savoir bien conclure.
La dissertation est, dit-on, l’art d’aboutir à une conclusion tout comme la bonne gouvernance est l’art de bien conduire les hommes et les affaires de la cité. Aussi bien pour l’une que pour l’autre, il faut savoir terminer à temps et en toute beauté dans une parfaite symbiose entre l’Éthique et l’Esthétique en sorte que le Bien et le Beau s’attirent se rencontrent, se touchent, se caressent, s’embrassent et s’entremêlent au point de devenir indiscernables sous le regard admiratif des héritiers de Doudou et Fatou que sont les hommes et femmes de ma génération.
Oumar Sy, Formateur en philo, Consultant en Éthique et gouvernance.
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