Le Petit Robert définit la rupture de la façon suivante :
- Au figuré : « changement grave et soudain dans l’état des choses » ;
- « Opposition, différence tranchée entre des choses qui se suivent » ;
- « Décalage, écart (rupture de ton, de rythme) » ;
- « Changement ».
Si nous retenons l’idée de « changement », force est de constater que, depuis bien longtemps, la scène politique a été abreuvée de slogans qui, tous, signifiaient « changement ».
En effet, dans une conjoncture confuse, des jargons de toutes sortes ont prospéré : « Sopi », « Jallarbi », « Folli », etc.
Si tous renvoient à l’idée de changement, il leur a manqué – surtout au Sopi dont les initiateurs ont gouverné le pays pendant douze ans -, le contenu positif.
Que peut donc vouloir signifier « rupture » ?
Les longues marches n’ont de sens que si elles conduisent à une nouvelle base, les mises en cause radicales, que si elles dégagent des principes plus assurés.
Si, pour Bachelard, autodidacte passionné de science, la philosophie instruite de la science contemporaine devait jeter les philosophies naïves de la connaissance immédiate (« rupture épistémologique », qui constitue la thèse centrale de sa philosophie de la science), nous, Sénégalais, devons-nous convaincre qu’une société n’est pas une donnée statique, mais un ensemble en perpétuelle évolution. C’est pourquoi nous devons procéder à des renversements de perspectives, à des « ruptures salutaires » , dans presque tous les domaines ; bref, nous devons arriver à ce concept, formé par Gaston Bachelard, afin de marquer la discontinuité qualitative des niveaux et moments du savoir qu’il appelle « rupture épistémologique ».
Le dilemme qui se pose est le suivant :
Continuité sans rupture, rupture sans continuité ou rupture dans la continuité ?
Si l’on part du fait que l’idée de table rase n’est pas une idée dialectique, la rupture ne peut être conçue comme total reniement.
Si des peuples ont réussi, alors même qu’ils n’avaient au début ni les ressources pour financer leur développement ni l’environnement favorable pour mettre l’esprit en confiance pour l’avenir, pourquoi nous, qui sommes à peu près dans la même situation,avec les perspectives affriolantes qui se dessinent, n’arrivons pas à décoller ? Rappelons-nous les mots de Socrate : « les malheurs humains ont des causes profondément humaines ».
Ceux qui ont réussi ont su faire preuve d’une invincible confiance dans la portée de l’effort sincère, d’un besoin de transformer la pensée en action, les principes en fait, l’idéal intérieur en action.
Nous, Sénégalais, devons faire nôtre l’idée selon laquelle toute valeur est dans le choix et dans l’effort. Certes, nous traînons beaucoup de tares, mais nous avons aussi des valeurs que, hélas, certains de nos compatriotes piétinent.
Jean-Jacques Rousseau a dit : « quand les lois du peuple sont ainsi faites que la vérité est contrainte de se multiplier pour se produire, c’est le signe le plus grave de l’iniquité des temps ».
Ces temps iniques dont nous parle Rousseau, nous y sommes avec notre société du « Masla », de l’ « à-quoi-bonisme », du « Bul faalé », du « Ma tey », etc.
La rupture ne doit point consister à faire table rase de tout, dès lors que nous sommes d’accord, comme nous l’avons affirmé plus haut, que l’idée de table rase n’est pas dialectique. Mais, comme le « monstre » est toujours là, il faut se résoudre à le regarder en face et à l’attaquer de front.
Par quelles pratiques s’exprime cette rupture ?
- Des dirigeant irréprochables
Aujourd’hui, les citoyens attendent de leurs dirigeants zéro défaut et exigent d’eux la connaissance totale des lois et des règlements , une disponibilité toujours plus grande pour répondre, autant que possible, à toutes les demandes et, bien sûr, une probité sans faille et une compétence avérée. C’est en étant disponible et à l’écoute de chaque personne-individuellement-que l’on peut le mieux se rendre compte des forces et des faiblesses de sa propre administration. Souvenons-nous de l’adage : « pour que nous puissions suivre vos conseils, nous devons suivre vos exemples ». Le Sénégal à reconstruire a de plus en plus besoin de dirigeants qui se mettent à l’œuvre avec une admirable ardeur, avec un désintéressement absolu, avec une énergie tenace et impitoyable ;
- Exhorter à la vertu une République parfois « infidèle à ses devoirs », en lui rappelant avec force, comme Don Louis à son fils, que « la noblesse n’est rien où la vertu n’est pas ». Si , comme on le sait fort bien, la République est le patriotisme et le civisme, elle ne peut être que vertueuse. La transhumance doit être bannie de notre paysage politique, bien que certains hommes politiques sénégalais soient tellement incrustés dans le milieu de la transhumance qu’ils semblent en naître comme la mousse au pied des arbres ;
- Dans les grandes orientations, éviter l’épreuve de force, qui est contre-productive. Il faut toujours tenter de trouver un consensus actif sur les objectifs, lesquels ne doivent jamais être remis en question. Consacrer un peu de temps aux objectifs peut conduire soit à changer de position, soit à enrichir la décision finale. Le consensus actif permet d’optimiser la prise de décision et l’exécution. Mais, cela demande beaucoup d’intensité et d’engagement. Car les objectifs doivent signifier des résultats et non des intentions.
- La rupture, c’est de mettre un terme à une mentalité longtemps développée chez nous, qui persiste encore et qui consiste à pousser les Sénégalais à se complaire dans des affirmations saugrenues du genre : la richesse n’a jamais été le produit d’un travail mais, plutôt, le résultat d’un vol légalisé et organisé . Cet autre Sénégal ne peut se construire que dans un climat où le paraître. n’assujettira point l’être.
- La rupture, c’est aussi démasquer l’imposture, terrasser les tyrannies, les usurpations, les préjugés, les mensonges, les superstitions, remplacer le faux par le vrai, protéger les faibles, les pauvres, les souffrants, les accablés et instituer “ la méritocratie “ et le civisme. Aujourd’hui, l’École se trouve aux avant-postes de l’exclusion sociale et des conflits de culture. Quand la croyance au diplôme comme facteur automatique d’insertion n’est plus tenable, comment s’étonner de la perte du sens du travail scolaire, de la montée des incivilités , du repli sur les identités “ confrériques “ ?
- La rupture, c’est faire en sorte que l’argument d’autorité ne se substitue à l’autorité des arguments, que les mesures administratives ne remplacent le débat et, surtout, que l’inertie d’une partie de l’administration soit secouée ;
- La rupture, c’est une utilisation de l’audiovisuel plus saine, plus conforme à sa vocation et ses possibilités. Quelle télévision, pour qui , selon quels critères, dans quels buts ?
- La rupture, c’est ne point bricoler la loi électorale et les Institutions ;
- La rupture, c’est choisir les moyens les plus appropriés, selon les conditions et les rapports de force, d’assurer la maîtrise de notre propre développement ;
- Enfin, la rupture, c’est favoriser et développer une conception active et participative de la citoyenneté, où chacun accepte d’avoir des obligations envers autrui et se sent un devoir d’initiative à son égard.
- La rupture, c’est accorder la priorité à la production agricole et alimentaire, combinée avec une une industrialisation adéquate et équilibrée ;
En vérité, la rupture ne consiste point à prolonger paresseusement les tendances du passé, mais à innover dans tous les domaines, afin de construire un modèle de société attractif, en tenant compte des nouvelles exigences de la compétitivité liées à la mondialisation, des évolutions de la société, tant démographiques que sociologiques, et des besoins humains fondamentaux qui s’expriment notamment sous forme de droits et de devoirs.
Pape Mody Niang
Universitaire et citoyen
