Ma réponse au député Guy Marius Sagna et ses émules
Par Abdou Khadre Gaye, écrivain, président de l’EMAD
Dans l’émission Faram Facce de la TFM, du 14 mai 2025, animée par le journaliste Chérif Dia, le député Guy Marius Sagna, dans le but de défendre un ami confronté à la justice pour avoir insulté l’ancien président, a traité les Sénégalais de peuple d’insulteurs. Ce qui, à mon avis, ne sied pas à son rang. Hélas, ses affirmations ont été reprises et aggravées par des émules. Certains se prêtant même à la stigmatisation ethnique. Ma tribune est une réponse aux propos du député et ses souteneurs, remettant en cause notre devise, notre hymne et notre cohésion nationale.
Tu dis que nous sommes un peuple d’insulteurs. Tu aurais dû ajouter à ton propos déshonorant pour le pays, la nation et la République : «de nos jours», «maintenant» ou «aujourd’hui», pour nuancer ta pensée malheureuse et dangereuse. Malheureuse à cause de ton rang d’élu du peuple ; dangereuse parce qu’incitatrice et irrémédiable. Tu dis : « L’insulte fait partie de notre personnalité. » Or, le phénomène d’insulteur du net est récent. La mutation s’est produite ces dernières années, facilitée par la toile et la complicité d’acteurs politiques. Nous ne sommes donc pas, nous sommes devenus un peuple d’insulteurs, de menteurs, de méchants paresseux, si tu veux. Mais pas tous. Pas parce que ces caractères sont le fait du plus grand nombre. Mais parce que la minorité qui les incarne est tonitruante. Il ne s’agit donc pas de nature, mais d’accident. Il ne s’agit pas du peuple. Loin de là. Hélas, l’ignorance, l’impolitesse et l’insolence produisent un tel retentissement, que bon nombre de compatriotes, porteurs de messages dignes d’intérêt, se sont retirés dans le silence pour ne pas partager l’espace public avec un certain type de sénégalais à la vue courte, irritable et féroce que je me garderai de comparer au rhinocéros par respect pour ce noble animal.
Il n’y a pas longtemps, on parlait de civisme et de citoyenneté, dénonçant les murs-tableaux d’affichage, les coins de rue-urinoirs, les surcharges des transports publics, le non-respect des symboles de la République. Aujourd’hui, ce n’est plus l’encombrement et la saleté des rues qui posent problème, mais l’encombrement et la saleté des cœurs. Ce n’est plus le manque de respect aux institutions, armoiries et symboles de la République qui pose problème, mais le manque de respect à soi-même et à son prochain. Ce n’est pas que l’homme de la rue qui mal se comporte, mais de grands sieurs, des honorables, des excellences. Et je m’interroge : si le manque de civisme a chaviré le Joola, que naîtra-t-il de l’insolence grandissante si nous ne renversons pas la tendance ? Car les pensées et les paroles sont des actes. Les colères et les visages renfrognés impactent la qualité de vie et l’avenir, de même la bonté, les sourires et les prières, tout autant que le commerce, l’industrie et l’économie.
En vérité, insulter ce n’est pas que proférer de gros mots, déverser la saleté de son cœur sur la place publique, salir des concitoyens : arracher le micro de l’Assemblée nationale, emporter l’urne et chevaucher le mobilier, c’est insulter l’institution ; utiliser le drapeau national comme un mouchoir c’est insulter la République, chahuter l’hymne national également. Toiser les populations, leur cracher sur la tête, mentir au peuple, c’est plus grave que l’insulte. On peut comprendre et excuser celui qui profère une insulte sous le coup de la colère et qui s’étonne et s’excuse, mais comment comprendre celui-là qui installe son matériel, pose son décor pour se régaler de l’honorabilité des gens ? Comment absoudre celui qui doit s’excuser et refuse de le faire ou demande pardon juste par ruse ou pour narguer le monde ? Pourquoi protéger celui qui violente ses semblables d’une langue aussi tranchante qu’une lame de rasoir ? Pourquoi réduire tout un peuple au rang de plus grand insulteur de l’univers pour seulement justifier les turpitudes d’un vilain compère ? Pourquoi affubler le pays de la Téranga de ce costume de la honte, ce déguisement ridicule qui ne lui ressemble guère ? Pourquoi honorable ?… Ah ! J’oubliais l’environnement délétère et l’atmosphère entrainante du gatsagatsa… J’oubliais tes audaces verbales et tes coups de gueule mortels de prophète de la décadence ! J’oubliais… Mais déjà le débat enfle : on dit que l’injure est culturelle chez nous, que l’ethnie wolof s’en régale, contrairement à l’ethnie Diola, on dit qu’injurier est un droit, parfois un devoir, et que l’exercer sur certaines personnes est une œuvre de piété, une sorte de prière… Ah ! Que n’a-t-on pas entendu après que tu as réduit l’homme sénégalais à un vulgaire paquet d’insolences…
Et pourtant, ce peuple est grand, même si l’insulte est devenue une arme de guerre politique et que les insulteurs, parrainés par les partis et promus par internet et par la presse, occupent le devant de la scène. Ce peuple est grand, car il dispose d’un patrimoine substantiel de beauté et de sagesse ; il lui reste suffisamment d’énergie cachée pour reconquérir le sommet de sa montagne ; et sous la cendre du respect et de la correction des siècles, dort la braise du savoir-vivre des ancêtres. Et chaque jour, dans la rue, dans les maisons, dans les marchés, les ateliers et les bureaux, se manifestent le charisme oublié et l’héroïsme solitaire des Sénégalais. Ce peuple est grand, qui recommande à chacun d’habiller son propos, d’être le berger de sa langue, le gardien de ses vertus ; et qui, pour prévenir les dérives, inculquer la modération et privilégier l’autocritique et l’action sur le dénigrement et la polémique, a produit tant d’œuvres de sagesse à travers ses contes, légendes, mythes et proverbes. Ce peuple est grand qui, par la voix de Wolof Ndiaye, met en garde ses enfants contre la mauvaise parole : la bouche qui profère des insultes sent la merde ; celui qui ose dire n’importe quoi osera faire n’importe quoi ; savoir ce que l’on dit vaut mieux que la réplique querelleuse ; la parole qui crève les oreilles ne saurait profiter à l’esprit ; avant de médire, médite sur tes défauts d’abord ; la dignité ce n’est pas se tordre les lèvres et proférer des insultes ; la vilaine parole n’habite point chez le destinataire, elle cache ses racines dans le cœur de son producteur…
Ce peuple est grand, qui a misé sur l’humain et promu les vertus de l’honneur, la dignité, la droiture, etc. N’est-ce pas Monseigneur Benoit Truffet, chef de mission des côtes occidentales d’Afrique, qui, dans une correspondance en date du 30 novembre 1847, célèbre la droiture, la probité, le respect et l’hospitalité patriarcale des Lébou, en contraste avec les mœurs des Européens. «Le meurtre, le vol et la fraude sont chose inouïe dans la presqu’île du cap Vert », écrit-il. Abbé Boilat de rajouter dans Esquisses sénégalaises (1853) : «Tous les peuples du Sénégal offrent l’hospitalité aux voyageurs avec une grande cordialité. Connu ou inconnu, qui va chez eux peut entrer librement dans la première case qu’il rencontre ; on le salue, on le fait manger et on lui donne son lit. Enfin, lorsqu’il veut partir, il fait ses adieux et n’a rien à payer.» Ibn Batouta élargissant la perspective à l’empire du Mali, de relater dans la chronique de son voyage (1352-1353) : « Au pays des Noirs, les injustices sont très rares et ils détestent cela. La sécurité est donc générale et il n’y a presque pas de voleurs. »
Pour rappeler la qualité d’âme des fils de cette terre de l’écume du lion qui ont résisté à l’esclavage et à la colonisation par l’entremise de figures emblématiques de rois, de princes, de marabouts, paysans, bergers et pêcheurs aux vies exemplaires, qui ont préféré la mort ou l’exil au déshonneur. Oui, ce peuple est grand, qui, malgré la servitude, l’exploitation, les humiliations, a su se préserver de la déliquescence, engendrant des saints, des intellectuels et des artistes qui ont fait leurs preuves et qui sont la preuve que la reconquête est possible. Tant qu’on dispose de la semence, on peut cultiver le fruit, dit la sagesse Wolof. Mais, ce qui est réalisable aujourd’hui peut s’avérer irréalisable un jour : l’énergie peut se dissiper, la braise peut s’éteindre, la graine peut mourir. Mettons-nous donc à l’œuvre, sans tarder. Dissipons les ténèbres.
Mai 2025