Par La Maison des Reporters
C’est une vidéo glaçante d’à peine deux minutes. Pape Abdoulaye Touré y apparaît, le nez en sang, l’œil rouge à la suite d’un coup de pied reçu comme il nous le précisera plus tard, cerné dans une pièce bondée de gendarmes en tenue, certains munis de matraques. Les photos qui ont immortalisé sa posture, menottes par derrière, épaule adossée à un mur décrépi ont fait le tour d’Internet. Elles ne sont pourtant qu’une pâle copie de la violence du film.
« Chef Sow, est-ce que je peux parler ? », supplie Pape Abdoulaye Touré. « Brisez-lui les jambes », réplique-t-on dans la salle.
Derrière Pape, un autre gendarme s’apprête à plusieurs reprises à lui verser à nouveau le contenu d’une grosse bouteille alors que l’activiste est interrogé par son supérieur. L’agent tient un mélange de sable et d’eau destiné à rendre les coups plus violents. Mais ce liquide n’a pas seulement servi à cette fin durant cette longue séance de tortures.
« Ils m’ont fait coucher, dos au sol, avant de me verser l’eau au visage, j’ai failli me noyer », décrit Pape Abdoulaye Touré.
Le 15 février, le membre de l’organisation « Sénégal notre Priorité » a été libéré à la faveur d’un vent de « décrispation » dans l’espace politique. Ni sa double fracture à la jambe droite et à la main gauche, ni ses multiples contusions, non plus cette vidéo confidentielle, versée à son dossier, n’ont suffi à faire libérer l’activiste qui aura passé neuf mois derrière les barreaux.
« C’est la dernière fois que tu parleras »
Le 1er juin 2023, alors que Dakar est secoué par les émeutes à la suite de la condamnation de l’opposant Ousmane Sonko à deux ans de prison ferme pour « corruption de la jeunesse », Pape Abdoulaye Touré rentre tard dans sa résidence secondaire où il vit avec son ami. Non loin de la ruelle qui mène à son domicile, l’activiste parle au téléphone avec sa « copine ».
« C’était vers les coups de 23h… Il me disait qu’il rentrait chez lui. Il n’y avait pas beaucoup de bruit quand même, j’arrivais à l’entendre. », se souvient-elle. C’est le lendemain qu’Aissatou (le prénom a été modifié) est informée sur les réseaux sociaux de l’arrestation de Pape Abdoulaye.
« Je me souviens lui avoir demandé si lui ou son équipe est impliquée dans les saccages à l’UCAD et il m’a dit non ; et que ça fait un moment qu’il n’organise pas ces choses… Après je lui ai demandé : “alors à cette heure où es-tu ? Tu es toujours dans la rue, tu ne rentres pas ?“ Il m’a répondu qu’il était bien en route en train de marcher pour rentrer et m’a même dit qu’il allait me rappeler s’il arrivait tôt et que je ne dors pas », raconte Aissatou.
Son compagnon est intercepté sur ces entrefaites par des hommes en tenue civile se réclamant d’un homme politique, membre du gouvernement sénégalais [nous y reviendrons]. « C’est la dernière fois que tu parleras !», menacent-ils avant de traîner Abdoulaye vers ce qu’il craindra être un autre véhicule où il serait embarqué.
Par chance, l’incident se déroule à quelques dizaines de mètres de la caserne des gendarmes de Leclerc sise à Liberté 6. Pape Abdoulaye Touré parvient à appeler à l’aide un gendarme posté aux alentours. C’est ce dernier qui mènera les trois protagonistes dans les locaux de ses collègues.
L’endroit où Pape Abdoulaye Touré a été intercepté, à quelques dizaines de mètres du Camp Leclerc
Sur le coup, Pape Abdoulaye Touré n’arrive pas à distinguer cette sorte de « quartier général » de gendarmes encore en train de se départir de leur équipement de maintien de l’ordre.
L’enfer attend celui qui croyait avoir trouvé une échappatoire à la violence des nervis.
Il est muni de son téléphone personnel et celui du mouvement des Forces Vives de la nation (F24) dont il gère la communication ainsi qu’un portefeuille contenant le certificat de résidence qu’il compte bien présenter aux hommes de tenue pour prouver qu’il habite sur place face aux allégations des « nervis ».
Dans la vidéo, l’un d’eux, très audible dans la pièce étroite, accuse Touré d’avoir été pris « en train d’appeler la foule » alors que ce dernier prie le chef des gendarmes de vérifier sur son téléphone la nature de son dernier appel ainsi que ses publications sur les réseaux sociaux.
Quelques instants plus tôt, l’interrogatoire tournait au vinaigre lorsque le fameux « Chef Sow » découvrait en fond d’écran de son appareil la photo de l’opposant Ousmane Sonko. « Je te reconnais […] Tu fais partie des boys de Sonko », lui lance-t-il.
La suite occasionnera un constat d’incapacité temporaire de travail de 90 jours. « En 23 années de barre, j’en ai vu des violences policières mais lui il a échappé à la mort », s’exclame son avocat Me Moussa Sarr.
Parfois je me demande si je suis réellement Sénégalais
Après sa libération, Pape Abdoulaye Touré est apparu au grand jour plus en forme que sur ses anciennes photos. Entre le Pavillon spécial de l’hôpital Le Dantec, une unité médicale pénitentiaire et la prison de Rebeuss, Pape Abdoulaye qui s’est entretenu à plusieurs reprises avec La Maison Des Reporters a vécu sa détention entre soins, désespoir et grèves de la faim, plus inquiet pour ses études que pour son état de santé.
Sous liberté provisoire dans une autre affaire datant de 2019, il a été placé sous mandat de dépôt le 9 juin notamment pour « participation à un mouvement insurrectionnel », à trois jours de son examen du premier semestre. Il ratera également le deuxième malgré son optimisme et les multiples séances de révisions de ses cours sur son lit d’hôpital. Le procureur s’oppose en effet catégoriquement à toute liberté provisoire pour celui qui a été arrêté « au moins dix fois » entre 2021 et 2023.
Ironie du sort, Pape Abdoulaye Touré avait aussi raté sa deuxième année en 2020 après avoir été arrêté et « sauvagement violenté » par des éléments de la Police du temps de ses années étudiantes à l’Université Cheikh Anta Diop avant d’être jugé puis relaxé.
Un souvenir lointain car depuis 2021, l’étudiant du privé a été exclu de tous les établissements publics universitaires sur une durée de cinq ans pour des soupçons de saccage d’un restaurant public. « Une exclusion sans preuve », rétorque l’activiste avant d’ajouter : « J’ai eu mon bac en 2018, jusqu’à présent je cours derrière une Licence, est-ce raisonnable ? Tous mes camarades ont obtenu leur Master 2 cette année [2023]. »
« Rien que cela peut suffire à te traumatiser », confie son médecin à l’hôpital psychiatrique où il a bénéficié d’un suivi psychologique deux mois après les sévices des gendarmes.
« Parfois je me pose cette question: “Suis-je suis réellement un Sénégalais ?” à cause de tout cet acharnement que je n’arrive pas à comprendre », conclut, dépité, Pape Abdoulaye Touré.
Nos tentatives d’interpellation du porte-parole de la Gendarmerie nationale n’ont pour le moment pas abouti. Nous avons également adressé une correspondance au Général Moussa Fall et mettrons à jour cet article en fonction des réponses reçues.