C’est cela qui a déclenché l’enquête. L’administrateur Leclerc a été mandaté par l’administrateur colonial pour examiner ces accusations, voir si effectivement Ahmadou Bamba se préparait à un djihad. Martial Merlin, qui était également le chef du bureau politique, était impliqué et c’est comme ça que les enquêtes ont commencé. Ahmadou Bamba a toujours déclaré qu’il n’était pas intéressé par le djihad de l’épée, que son djihad était le « grand djihad », c’est-à-dire le djihad des Soufis, le djihad nafs ou le Djihad contre l’âme charnelle. Il a toujours dit et déclaré dans ses écrits, comme dans ses prêches publics que pour lui, le djihadiste n’est pas celui qui tue les hommes, qui verse leur sang mais celui qui fait face à ses faiblesses internes, les faiblesses de son âme pour les dominer. C’est celui qui lutte contre Satan, une lutte quotidienne…
Ces chefs africains étaient un peu inquiets de l’influence des mourides dans le monde rural, ils pensaient que le prestige des marabouts mourides allait un peu éclipser leur propre prestige et que finalement les mourides devenaient les chefs réels de la population dans les zones rurales.
En ce qui concerne l’administration française, Leclerc comme Martial Merlin avaient intérêt à ce qu’Ahmadou Bamba soit contrôlé. Leclerc était lui-même impliqué dans les problèmes de 1892 … et dans le rapport qu’il fera, le premier paragraphe reviendra sur les évènements de 1892. Il dira au gouverneur (en substance) « Ahmadou Bamba nous a échappés en 1892 en protestant de ses bonnes intentions mais en réalité comme tous les chefs musulmans c’est un djihadiste et cette fois-ci il ne faut pas qu’il nous échappe, il faut qu’on s’empare de lui et qu’on règle son problème définitivement ».Martial Merlin avait également intérêt à ce qu’on arrête Ahmadou Bamba. Merlin était le chef du bureau politique, c’était lui qui était responsable de la formation des chefs africains, donc lui aussi avait intérêt à ce qu’Ahmadou Bamba -qui devenait de plus en plus une figure influente au Sénégal, particulièrement dans le Cayor et le Baol- soit contrôlé, parce que son influence, s’il n’était pas arrêté, ferait ombrage à l’administration africaine que Martial Merlin était chargé de former. Ces deux groupes-là avaient donc intérêt à ce qu’Ahmadou Bamba soit arrêté avant qu’il ne soit incontrôlable. Ce qui se passe ensuite c’est que Leclerc, qui était administrateur au niveau de Saint-Louis et qui était chargé du cas Ahmadou Bamba, a écrit un rapport, un long rapport sur Ahmadou Bamba. Après ce rapport, l’administration a jugé nécessaire de l’arrêter. Ahmadou Bamba n’a pas résisté. Il y a eu des va-et-vient, il a envoyé son ami Ibra Faty voir le gouverneur pour lui expliquer ses intentions, qu’il n’était nullement motivé par le djihad etc. mais l’administration coloniale n’a rien voulu comprendre. Ahmadou Bamba a donc été arrêté dans un village qui s’appelle Djewol, dans le Djolof. On l’a emmené à Louga et de Louga il a pris le train, il est allé à Saint-Louis. Une fois arrivé à Saint-Louis, il a été incarcéré dans un cachot sous le bâtiment de la gouvernance. D’ailleurs, le bâtiment est toujours là-bas… du moins c’est l’endroit où les gens présument que se trouvait la prison de Bamba. Et enfin, après une vingtaine de jours, il a été entendu. Maintenant ce que nous savons de ce qui s’est passé, c’est le rapport que Merlin a écrit pour rendre compte du procès. Ahmadou Bamba est condamné à la déportation en Afrique Equatoriale Française, c’est ce que Leclerc avait demandé, c’est ce que Merlin également avait demandé, c’est ce que les jurés d’Ahmadou Bamba ont confirmé. En 1895 quand Ahmadou Bamba a été arrêté, il n’a pas été déféré au conseil général où siégeaient des chefs africains qui étaient plus démocratique, des chefs métis, des citoyens sénégalais qui étaient plus démocratiques et où la plupart du temps ils amenaient les grandes questions politiques… mais on l’a amené au conseil privé, qui est un conseil aux côtés du gouverneur et qui était composé exclusivement de fonctionnaires coloniaux. Et ce qui est encore intéressant, c’est que l’on a arrêté, jugé, condamné et déporté Ahmadou Bamba en un court laps de temps pendant la saison des pluies… Ceux qui comprennent l’écologie de l’Afrique et du monde colonial savent que pendant la saison des pluies, les grands chefs retournent en France pour échapper aux moustiques, à la pestilence et aux maladies. Parmi les dix qui ont siégé lors du jugement d’Ahmadou Bamba, sept étaient des intérimaires. Ce ne sont pas les titulaires des postes qui ont siégés mais ce sont des intérimaires. Et le gouverneur qui présidait la réunion, Mouttet, était lui-même un intérimaire parce que Lamothe était parti et Chaudié, celui qui devait le remplacer, n’était pas encore arrivé.
Donc on peut dire que l’administration coloniale, d’une certaine façon, et peut-être Leclerc et Martial Merlin ont profité d’un moment de vide au niveau de l’administration coloniale pour arrêter Ahmadou Bamba, le juger et le déporter. Parce que pendant toute cette période-là, d’arrestation en août et de déportation en septembre, il n’y avait pratiquement pas d’administration titulaire au Sénégal, il n’y avait que des intérimaires.
De Saint-Louis on l’a amené à Dakar, de Dakar, il a pris un bateau de ligne qui venait du Brésil. Il dit par exemple qu’on l’a emmené de Dakar à Conakry et il dit que c’est à Conakry qu’il a appris qu’il allait au Gabon, parce que l’administration coloniale ne l’avait pas informé de la destination de sa déportation. Ensuite il est peut-être passé au Dahomey, il est passé au Cameroun, etc et finalement il est donc arrivé au Gabon.
Ahmadou Bamba lui-même en parle. Il dit que lorsqu’il est allé dans le bateau, il était dans une cabine normale, il n’y avait pas de problèmes… mais une fois que le commandant du bateau a lu une lettre se rapportant à son cas, son attitude a complètement changé. On l’a sorti de cette cabine-là -qu’il préférait- et on l’a mis dans la foule. Il avait énormément de difficultés pour trouver de l’eau et pour aller aux toilettes etc. et il y avait beaucoup de gens dans le bateau qui lui étaient hostiles.Mais Cheikh Ahmadou Bamba raconte que, finalement, avant qu’il n’arrive au Gabon, l’opinion du commandant avait changé et que l’opinion de beaucoup de gens dans le bateau avait changé. Finalement, les gens lui ont dit qu’il avait été victime d’une injustice. Il a particulièrement apprécié le rôle du docteur dans le bateau et le rôle d’un jeune Français, dont il dit que « ce jeune chrétien-là se comportait envers moi comme un disciple mouride ».
Source : Abdoulaye Dieye » Sur les traces de Cheikh Ahmadou Bamba: l’exil au Gabon, période coloniale, 1895-1902″ .
Le nom de Cheikh Ahmadou Bamba est apparu pour la première fois dans les archives coloniales en 1889. C’est à cette époque qu’Ahmadou Bamba commence à s’installer dans son village de Touba – bien connu maintenant – qui est le lieu saint des Mourides. Un administrateur colonial du nom de Tautin qui était en mission dans la zone, avait appris qu’un certain Cheikh Ahmadou Bamba, un marabout, était en train de construire son village dans cette zone. Tautin en a immédiatement eu une lecture stratégique : pour lui, la zone où Ahmadou Bamba était en train de construire son village se situait à la frontière du Baol et du Djolof et n’était pas loin du tout de la frontière de la Gambie. Donc pour lui, ce marabout là , était en train de construire son village dans une zone où plusieurs frontières se superposaient et il lui était facile de s’échapper si jamais il créait des troubles et voulait sortir en dehors du contrôle de l’administration coloniale. C’est la lecture qu’il en avait eu en 1889, le premier contact. Après cela, rien de particulier ne s’est passé jusqu’en 1892. Cette année-là se produisent les premiers incidents entre les mourides et l’administration coloniale. Ce sont des incidents qui ont opposé des chefs musulmans noirs africains qui travaillaient avec l’administration coloniale dans le Nord-Cayor, dans la zone du Ndiambour. Ces chefs là se plaignaient à l’administration coloniale du fait que les mourides, disaient-ils, refusaient de se subordonner à eux… que les mourides mettaient leurs marabouts et leurs dirigeants au-dessus des chefs qui représentent l’administration coloniale… ils les accusaient de ne pas payer leur impôt alors qu’ils donnaient la Hadiya à leur marabout. D’une certaine manière, ils commençaient à se plaindre du fait qu’il y avait une certaine opposition mouride qui se développait dans leur zone, dans leur fief. Et ce sont donc ces premiers rapports-là qui ont été à l’origine des tensions entre l’administration coloniale et les mourides… Ahmadou Bamba en particulier.
Entre 1892 et 1893, il y a eu un échange de lettres entre Cheikh Ahmadou Bamba et le gouverneur Lamothe… Ahmadou Bamba aurait même voyagé en ce temps-là à Saint-Louis -il se rendait en Mauritanie mais s’est arrêté à Saint-Louis- il a certainement eu des entretiens avec le gouverneur parce que, par la suite, nous avons appris qu’il a reçu des livres que le gouverneur lui a envoyés. Lamothe lui-même lui avait envoyé un ballot de tissus en 1895, avant son arrestation. Donc d’une certaine manière entre 1892 et 1893, il y a eu des tensions mais ces tensions se sont estompées pour revenir en 1895.
En 1895, de nouvelles accusations se sont développées, mais cette fois-ci plus graves, venant également de la zone du Djolof et du Nord Cayor. Là-bas aussi, ce sont des chefs africains qui ont informé l’administration coloniale que Ahmadou Bamba était en fait en train de préparer un « djihad de l’épée », qu’il avait acheté des fusils et qu’ils avaient vu des chameaux chargés de fusils qui allaient vers son village de Ndam (Darou marnane)… Ils disaient également qu’il avait commandé beaucoup de mil et que des pileuses étaient mobilisées pour le piler et préparer le couscous qui serait utilisé comme provision de guerre, parce qu’Ahmadou Bamba n’attendait que la fin de la saison des pluies pour commencer « le Djihad de l’épée ». Ils disaient enfin qu’il allait déclencher ce djihad en collaboration avec certains chefs africains comme le chef du Djolof qui avait été nommé par l’administration coloniale mais qui n’était pas très heureux dans son royaume du Djolof.