Par Oumar Ba
Urbaniste / Citoyen sénégalais
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Deuxième ville du Sénégal par sa taille, Touba ne s’est pas construite à partir de plans d’aménagement urbain ou administratifs. Elle s’est “révélée”, sourate surgie du sable, en plein Baol, comme la cristallisation d’une rêve mystique. Le rêve d’un homme éveillé. Celui d’un grand visionnaire. Le fondateur-poète a falt, dans son Matlabul Fawzeyni (La Quête du Bonheur des deux Mondes), la description de la Cité idéale ou idéelle. Bel exemple d’urbanisme fictionnel !
C’est pourquoi, il ne s’agit pas, ici, d’une ville simple. Il s’agit d’un événement spirituel devenu espace. D’un temps sacré devenu territoire. D’un puissant souffle mystique devenu société dynamique.
Touba interroge toutes les disciplines : urbanisme, théologie, histoire, géographie, économie, sociologie, esthétique, géopolitique, anthropologie, etc. Sa complexité force à la regarder sous tous ces différents prismes en même temps. Mais, Touba est plus qu’un objet d’étude : elle échappe à toutes ces disciplines car elle est fondamentalement objet de vénération, de méditation et de contemplation.
Touba ou le surgissement d’un urbanisme révélé
Le fondateur-urbaniste, Cheikh Ahmadou Bamba, n’a pas “tracé” Touba : il l’a “vue”. Il l’a reçue. Un jour, sous l’ombre d’un arbre – un khaya senegalensis mythique – le Serviteur du Prophète, en retraite spirituelle, entrevoit une cité terrestre dédiée au Céleste, un jardin de béatitude : Touba. Avec la projection terrestre de l’arbre du Paradis, l’urbanisme devient épiphanie.
Loin des utopies cartésiennes ou rationalistes – Brasilia, Chandigarh, Le Corbusier ou Haussmann – Touba est une utopie théophanique où chaque structure urbaine est transcription terrestre d’une intention divine.

Ici, la topographie est théologie. La centralité n’est pas commerciale, elle est cosmique. Au centre de cet univers particulier : la Grande Mosquée, entourée comme un cordon protecteur, par les maisons des descendants du fondateur-patriache. Dressée vers le ciel, telle le doigt professant la shahada, elle incarne à la fois le cœur battant de la ville, le pôle de convergence et le centre gravitationnel du millier d’autres mosquées épigones. Ainsi, la ville se déploie comme un chapelet infini, une spirale de fidélité. À part les deux périphériques ou corniches, les principaux de circulation ne sont pas seulement fonctionnels : ils sont directionnels, orientés vers Dieu (dont la Tradition dit que les mosquées sont la demeure terrestre).
L’arbre, l’eau, le mausolée : trois symboles fondateurs
Dans la pensée urbaine classique, la ville naît souvent d’un carrefour, d’un fleuve, d’une muraille, d’une opportunité économique, etc. Touba, elle, naquit d’un arbre paradisiaque dont les innombrables branches pourvoient ombre et fraîcheur à tous les bienheureux. Projeté ici bas, il devient axis mundi (centre du monde) représentant le point de connexion entre la terre et le ciel (renvoyant à l’étymologie de religion – religare). Cet arbre est origine, refuge, aspiration (murid = aspirant à Dieu), mémoire mais aussi promesse d’une future vie céleste. Cet arbre symbolise ce que la ville entière deviendra : un être vivant, enraciné dans la foi et l’endogénéité mais tourné vers la transcendance.
Au milieu de cet espace sahélien, l’eau, rare et précieuse, est sacrée. Puisée à grande profondeur, elle est l’image souterraine de la quête mystique : l’effort pour atteindre le divin enfoui dans l’intime. À Aynu Rahmati (Puits de la Miséricorde) – ce puits sacré – chaque goutte d’eau est un filet de lumière et un rappel que l’eau est une bénédiction.
Et les nécropoles ? Elles ne sont pas des lieux de solitude : elles sont des foyers de lumières. Pour le mouride, la mort n’est pas la fin de la vie, mais plutôt celle du service actif (khidma). On ne meurt pas ; on rejoint, dans la béatitude, son maître et le Seigneur Rédempteur. Ici, les tombeaux des saints forment une géographie parallèle, une constellation d’intercesseurs jamais absents, mais vivaces et bien présents. L’épicentre étant le mausolée du guide-fondateur. Touba est une ville où les morts parlent aux vivants et inversement. Une cité où l’éternité cohabite avec l’instant avec une relation très forte et intime.
La toponymie comme récit sacré
Les quartiers de Touba sont autant de versets ou branches de l’arbre paradisiaque : Daarul Xudduus, Daarul Minnan, Daaru_Rahmaan, Jannatul Mahwaa, Xayra, etc. Toutes ces demeures jouxtant les homonymes de cités et lieux musulmans anciens ou glorieux : Bagdad, Madiyaana, Baaqiya, etc. Les principales avenues et les carrefours portent les noms des qasida (poèmes et odes soufis) du fondateur-poète. Ainsi, chaque nom porte un monde et chaque quartier une vocation. La ville est un livre ouvert, un laboratoire du savoir spirituel, un Coran urbanisé, une exégèse spatiale.
Le Magal : mouvement cosmique d’une ville-symbole
Chaque année, Touba se dilate, devient océan humain et vortex spirituel. Le Magal n’est pas un pèlerinage. C’est un battement de cœur collectif, une marée mystique, une leçon d’urbanisme événementiel, éphémère mais parfaitement rodé.
Des millions d’hommes et de femmes y convergent sans chaos majeur. Un festival urbain bariolé, riche, vibrant, joyeux, mais profondément liturgique. Ni police oppressante, ni administration intrusive : l’organisation s’y fait par le tissu invisible de la foi, le réseau fraternel et la mutualité du cœur. L’hospitalité n’est pas un acte de charité, mais une forme de piété. Le partage devient viatique individuel et collectif.
Le fondateur-savant l’a voulu ainsi : une ville du savoir. C’est pourquoi, dans les centaines de medersa (daara), le Coran aura été aussi lu ou récité comme nulle part ou jamais dans le monde.
Touba ou le rêve d’un développement endogène radical
Aucune ville africaine n’a su, comme Touba, refuser la dépendance tout en embrassant la modernité. Électricité, routes, universités, télécommunications, système de santé, sécurité : tout est pensé, géré, financé, dans un schéma d’auto-subsistance qui défie tous les paradigmes de l’économie ou du management public classiques.
Hizbut Tarqiyyah, Rawdu Rayaahin, Touba Ca Kanam, les daara modernes ou anciens, les comités de quartier, les pénc, les wilaya, les milliers de dahira (associations confrériques), les écoles coraniques toujours reconfigurées… tout cela forme un écosystème autosuffisant, intellectuellement productif, mystiquement connecté.
Une école d’urbanisme pour le XXIe siècle

Touba est aujourd’hui un laboratoire de l’invisible, un manifeste vivant contre la standardisation des villes africaines. Alors que nos métropoles courent derrière des modèles importés, Touba trace sa propre voie :
- une mairie qui tient sa légitimité morale de l’autorité du guide confrérique ;
- une fiscalité classique mais largement dépassée par la zakat et le don pieu et spontané (hadiya) ;
- une tenure foncière unique, originale et communautaire.
Mais, ce n’est pas un repli. C’est une projection vers l’avant, une anticipation de ce que pourraient devenir nos villes si elles étaient habitées par des valeurs, par un sens, par une âme. En témoigne, l’interdiction de fumer aujourd’hui adoptée par tant de municipalités…
Touba n’est pas un lieu. C’est un état.
Un état de conscience.
Un état d’humilité.
Un état de lumière.
L’urbaniste y entre comme on entre en prière : non pas pour changer, dominer ou dessiner, mais pour écouter, comprendre, recevoir. À coté du Code (de l’urbanisme), il aura, pour lecture heuristique, Matlabul Fawzeyni et Matlabu Shifaï (La Quête du Remède).
Et s’il fallait clore, ce serait par une ouverture :
Touba est une réponse.
À la crise de sens.
À l’exil intérieur.
À l’urbanisme sans éthique.
Elle dit à l’Afrique et au monde musulman ce message :
– “On peut bâtir une ville sans trahir l’esprit ;
– On peut organiser l’espace sans perdre l’essence ;
– On peut faire du territoire un sanctuaire, du quotidien, une quête vers l’élévation.”
Malgré son architecture bien caractéristique, elle affirme qu’une ville peut être âme avant d’être pierre. Touba est un calligramme (poème dont la disposition graphique des vers forme un dessin, une forme, en relation avec le texte).
Touba n’est pas un modèle car un modèle est susceptible d’être reproduit. C’est un miracle. Mais, Touba peut inspirer, au moins dans ses urbanités, en témoignent les nombreux kër Seriñ Touba ici et partout dans la diaspora.
Chaque urbaniste en quête de vérité devrait, un jour, marcher dans ses rues et larges avenues, écouter ses silences entre deux récitals de khassaids, contempler ses minarets qui sont autant de points cardinaux du cosmos mouride et, surtout, s’y laisser transformer.
PS : Le fondateur a esquissé une cité idéale. Ses descendants se sont efforcés de lui donner corps et existence. Aux fidèles et aux gouvernants de travailler aux défis de la gestion urbaine (gouvernance, planification, gestion des inondations et des risques, accès équitable et durable à l’eau et aux services urbains de base, santé, sécurité publique, civisme, cadre de vie, développement local, etc.).