Par le Dr. Moussa Sarr
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Ce texte du Centre de Liaison et Transfert Ndukur propose une lecture philosophico-éthique du scandale de la dette cachée sénégalaise en l’inscrivant dans la longue tradition des débats sur le mensonge d’État, de Platon à Kant. En dénonçant la dissimulation budgétaire du régime précédent, le think tank souhaite montrer que le peuple sénégalais est aujourd’hui sommé de payer une faute morale, et non seulement financière. À travers l’éthique kantienne du devoir de vérité et la critique weberienne de la responsabilité politique, l’analyse appelle à refonder la gouvernance sur la transparence, la reddition de comptes et la justice. La révélation de cette dette devient alors un tournant historique : celui d’une reconquête morale de l’État par la vérité.
Le scandale de la « dette cachée » du Sénégal — près de sept milliards de dollars dissimulés sous le régime de Macky Sall entre 2019 et 2024, puis révélés par l’administration Sonko–Diomaye et confirmés par le Fonds monétaire international — n’est pas seulement un séisme budgétaire. C’est un choc moral, une crise philosophique de la vérité politique, et une faillite éthique de la gouvernance. Ce qui se joue ici dépasse la comptabilité : c’est la question du mensonge d’État dans sa nudité, celle du rapport entre pouvoir et vérité, entre devoir et conscience, entre gouvernement et peuple.
La philosophie politique, depuis Platon jusqu’à Kant, offre des outils précieux pour comprendre ce drame. Platon, dans La République, évoquait déjà le « mensonge noble » (gennaion pseudos), ce stratagème où le pouvoir use de la fiction pour préserver l’ordre social. Selon lui, il existe des mensonges nécessaires pour maintenir la cohésion de la cité, éviter le désordre et garantir le bien commun. Cette justification — celle du secret au nom de la stabilité — est la première tentation de tout régime en difficulté.
Sous cet angle, les dirigeants sénégalais auraient pu croire qu’en masquant une partie de la dette, ils préservaient la confiance des marchés, évitaient une panique financière ou empêchaient une crise politique prématurée. C’est la logique du mensonge d’État au nom du bien public, celle que Machiavel systématise dans Le Prince lorsqu’il écrit que « celui qui veut toujours être bon, en toute chose, court à sa perte parmi tant d’hommes qui ne le sont pas ». Dans la raison d’État, le mensonge devient un instrument de gouvernement.
Mais cette conception utilitaire s’écroule face à l’impératif moral. Kant, dans La Métaphysique des mœurs et son essai Sur un prétendu droit de mentir par humanité, tranche sans équivoque : le mensonge est toujours un mal. Il écrit : « Dire la vérité est un devoir envers soi-même et envers autrui ; le mensonge est la plus grande violation du devoir que l’homme puisse commettre. » Pour Kant, même si un mensonge pouvait sauver une vie, il resterait contraire à la loi morale. Le devoir de vérité est inconditionnel, car il fonde la dignité humaine. Il n’y a pas de « mensonge noble » qui tienne : le mensonge est la destruction de la raison pratique.
Appliquée au cas du Sénégal, la dissimulation de la dette n’est donc pas un simple écart de gestion : c’est une faute morale majeure. Elle viole le principe même du contrat social — celui qui fonde la légitimité du pouvoir sur la vérité du discours public. Gouverner, c’est rendre des comptes en toute transparence. Tromper le peuple sur l’état des finances publiques, c’est trahir la confiance qui fonde la démocratie. Le mensonge d’État n’est pas une stratégie, c’est un parjure.
Le Fonds monétaire international, en révélant la réalité de cette dette cachée, a mis à nu une pratique structurelle de prévarication politique. Derrière les chiffres maquillés, se cache une culture de la prébende, une économie morale du privilège où les institutions publiques sont capturées par des réseaux d’intérêts, de clientélisme et de récompenses partisanes. C’est là que la philosophie rejoint la sociologie : la corruption cesse d’être un accident moral, elle devient un mode de gouvernance.
Dans une telle configuration, la vérité devient une menace, et le mensonge une méthode. Ce n’est plus un écart, c’est une structure. Max Weber, dans sa typologie de l’éthique politique, distingue l’« éthique de la responsabilité » (qui mesure les conséquences de l’acte) et l’« éthique de la conviction » (qui obéit à des principes). Le régime de Macky Sall semble avoir privilégié une fausse responsabilité – celle du calcul stratégique – contre la vraie conviction morale – celle du devoir de vérité.
Le peuple sénégalais, quant à lui, en subit les conséquences concrètes. Car la dette, fût-elle cachée, doit être payée. Non par ceux qui l’ont contractée en silence, mais par les contribuables, les générations futures, les travailleurs, les agriculteurs, les jeunes. Le mensonge de la dette se transforme en impôt moral : c’est le peuple qui assume le coût du péché politique. Dans une perspective kantienne, cela revient à traiter les citoyens non comme des fins en soi, mais comme des moyens au service d’un pouvoir. C’est là l’essence même de l’immoralité politique.
Or, ce peuple n’a pas seulement le droit, il a le devoir de réclamer justice. L’éthique publique exige réparation. Si les gouvernants ont trahi leur devoir de vérité, ils doivent répondre devant la loi, mais aussi devant la conscience nationale. La philosophie ne demande pas vengeance, elle demande rétablissement : vérité, responsabilité, restitution.
Hannah Arendt, dans Vérité et politique, rappelle que « le mensonge organisé tend toujours à détruire ce qu’il veut protéger ». La falsification de la dette, destinée à préserver l’image d’un État fort, a finalement exposé sa fragilité. La dissimulation a produit son contraire : le dévoilement brutal, la perte de crédibilité internationale, la méfiance intérieure. Arendt ajoute : « Le résultat du mensonge n’est jamais la substitution d’un faux monde à un vrai, mais la destruction du monde en tant qu’il est commun. » Ce monde commun, c’est la République elle-même. Mentir sur les finances publiques, c’est miner le socle de la confiance collective sans laquelle aucune nation ne peut durer.
Le philosophe Paul Ricœur, dans Soi-même comme un autre, rappelle que l’éthique publique repose sur la « visée de la vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes ». Ce triptyque — la vie bonne, les autres, les institutions justes — est précisément ce que le mensonge de la dette a détruit. Les institutions ont cessé d’être justes, les autres ont été dupés, et la vie bonne a été compromise par la dette invisible. La justice, au sens ricœurien, consiste donc à rétablir cette triade : à rendre au peuple sa vérité, à réaffirmer le rôle des institutions de contrôle, à punir les responsables.
C’est pourquoi le dévoilement de la dette cachée par l’administration Sonko–Diomaye et sa validation par le FMI n’est pas un acte de délation politique, mais un acte moral de salut public. Dans un contexte où la corruption est systémique, la transparence devient révolutionnaire. Elle rétablit le lien entre la politique et l’éthique, entre le gouvernement et la raison. C’est une rupture avec l’héritage de la prébende, cette mentalité du butin où le pouvoir sert d’outil d’enrichissement et non de service.
Mais le défi ne s’arrête pas à la révélation. Car, comme le disait Spinoza, « la vérité est sa propre récompense ». Encore faut-il qu’elle produise des effets. La vérité doit être suivie d’une justice concrète : enquêtes, reddition de comptes, sanctions, réformes structurelles. La justice n’est pas vengeance, mais restauration du sens moral du pouvoir. Et c’est là que la philosophie rejoint la politique concrète.
L’éthique publique sénégalaise doit aujourd’hui affirmer un nouveau paradigme : celui de la vérité comme principe de gouvernance. Aristote rappelait que la vertu politique est inséparable de la prudence (phronèsis), c’est-à-dire la capacité d’agir avec discernement pour le bien commun. La transparence n’est pas naïveté : elle est prudence éclairée, car seule la vérité permet aux citoyens de juger, aux institutions de corriger, et à la nation de progresser.
Si Kant devait commenter la situation actuelle, il dirait que la dette cachée représente la négation même de la loi morale. Non seulement parce qu’elle repose sur un mensonge, mais parce qu’elle a transformé la fin (le bien du peuple) en moyen (le maintien du pouvoir). La culture de la prébende, quant à elle, illustre ce que Kant appelait l’« inclination » — ce penchant de l’homme à préférer ses intérêts à la loi morale. Là où la raison pratique commande la vérité, l’intérêt personnel commande la dissimulation.
Cette dialectique entre raison et inclination, entre vérité et mensonge, est au cœur du drame sénégalais. La prébende est une pathologie morale : elle convertit le bien public en propriété privée, la fonction publique en rente, la politique en commerce. Elle fait du mensonge un mode de survie institutionnelle. Et c’est précisément contre cette maladie que l’éthique de la gouvernance doit s’élever.
La philosophie peut sembler abstraite, mais ici elle touche au concret : au prix du riz, du carburant, du franc CFA, à la souveraineté économique. Car lorsque l’État ment, il compromet la justice distributive. La dette dissimulée ne se résorbe pas dans les colonnes d’un budget : elle se traduit par des taxes, des restrictions, des renoncements. Chaque mensonge administratif devient une dette morale que le peuple paie avec sa sueur.
C’est pourquoi le moment présent doit être compris comme une pédagogie de la vérité. Le Sénégal entre dans une ère où la transparence n’est plus une option morale, mais une exigence politique. Le peuple ne réclame pas seulement des comptes ; il réclame la dignité de la vérité. Ce que l’administration Sonko–Diomaye met en œuvre, c’est une philosophie pratique : gouverner par la vérité, restituer la morale au cœur de la décision publique, affirmer que l’éthique n’est pas une faiblesse mais une force.
Ainsi, le scandale de la dette cachée pourrait devenir, paradoxalement, un moment fondateur. Une épreuve purificatrice, à la manière de ce que Hegel appelait la « ruse de la raison » : la raison se sert du mensonge lui-même pour ramener la vérité. En dévoilant le mensonge, le Sénégal s’offre la possibilité d’une refondation morale.
Mais cela exige un effort collectif : renforcer les institutions de contrôle, éduquer à la citoyenneté morale, mettre fin à la banalisation du vol public. Car la prébende n’est pas qu’un comportement individuel : c’est un imaginaire social, une habitude mentale, une tolérance culturelle du mensonge. La démocratie ne tiendra que si la vérité redevient une valeur partagée, non seulement par les gouvernants, mais aussi par les gouvernés.
Au fond, la dette cachée révèle que la vraie dette du Sénégal n’est pas financière, mais morale. La dette envers la vérité, envers la justice, envers le peuple. Et c’est cette dette-là que la nouvelle gouvernance doit s’attacher à rembourser. Non par des slogans, mais par des actes. Non par des audits circonstanciels, mais par un engagement constant à dire la vérité, même quand elle dérange. Car, comme l’écrivait Simone Weil, « le mensonge est le péché par excellence, celui qui engendre tous les autres ».
La philosophie, ici, rejoint la politique dans son essence la plus noble : celle d’un devoir de vérité, d’une responsabilité morale et d’un respect du peuple. Si le mensonge d’État a plongé le Sénégal dans une dette immorale, la vérité, elle, peut devenir le premier acte de libération nationale. Gouverner avec vérité, c’est rendre au peuple ce qu’on lui a volé : sa confiance, sa dignité, et son droit à la justice.
Dr. Moussa Sarr
Chercheur principal
Lachine Lab L’Auberge Numérique
Centre de Liaison et Transfert Ndukur