Auteur du« Fagot de ma mémoire» (éditions Philippe Rey), livre d’une humanité éclairante paru le 8 avril, le philosophe sénégalais plaide pour la prise en compte du pluriel du monde. Deux motivations ont conduit le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne, âgé de 65ans, à s’en aller chercher ce «fagot de bois» dans sa mémoire – selon l’image du poète Birago Diop –pour en faire un feu, en l’occurrence un livre remarquable de clarté et d’exemplarité. Il entend d’abord témoigner d’un parcours sociologique passionnant, celui d’un enfant des indépendances, fils de l’école de la République. Il veut aussi raconter, en pleine querelle du postcolonial, une trajectoire qui l’a mené du Sénégal à la France (à Normale sup) puis à Columbia, « temple du postcolonial » où il enseigne la philosophie. Et surtout, « à mon corps défendant, confie-t-il, à questionner l’universel». Ce court livre d’une humanité éclairante, itinéraire géo-intellectuel et religieux, est aussi l’autoportrait d’un fils de fonctionnaire des postes lettré, grandi dans l’islam soufi familial, et qui n’a eu de cesse de conjuguer courage, tolérance et confiance en l’homme. Découvrez son interview dans le magazine français LE POINT.
Le Point : Le rôle de l’islam soufi a-t-il été déterminant dans votre parcours ?
Souleymane Bachir Diagne : Je dois au soufisme en général, sénégalais et saint-louisien en particulier, deux mots qui m’ont toujours été naturels : pluralisme et tolérance. Je n’ai jamais compris que la religion puisse être un motif d’exclusion puisque, en m’inscrivant à l’école des sœurs catholiques dans mes toutes premières années, mon père n’a pas considéré que ce serait un problème. L’intolérance a grandi à notre époque, y compris au Sénégal, nous avons reculé sur ce plan-là, avec une pétrification du sentiment religieux. Cette religiosité affichée, et l’exclusion qui va avec, n’a rien de commun avec l’atmosphère dans laquelle j’ai grandi.
Dans la maison du pasteur qui vous reçoit à Cambridge, aux USA, en 1978, vous lisez ces mots : «Nous accueillons notre hôte, quelle que soit sa race ou sa religion. » Comment les relire aujourd’hui, en France et aux États-Unis, à l’heure des identitarismes ?
À l’époque, la référence même à la race et à la religion de l’hôte m’avait frappé : Si on dit et qu’on affiche l’hospitalité malgré la différence, c’est qu’elle ne va pas de soi. Mais je me suis vite rendu compte, en vivant à Boston, que le cli[1]mat de la ville, à l’époque très ségréguée, expliquait ces mots. C’était la première fois qu’on me conseillait de ne pas aller dans tel quartier à telle heure. Ce fut ma première confrontation au racisme de territoire. J’évoque ce souvenir en ce temps de lutte, aujourd’hui, contre l’injustice sociale et le racisme, déclenchée notamment aux États-Unis par la mort de George Floyd, dans une période de pandémie qui amis un coup de projecteur sur les inégalités. L’indignation devant cette forme d’inégalité qu’est le racisme a fait le tour du monde. Ce temps est aussi celui d’un espace public devenu le lieu de performances d’identités où il n’est plus question d’argumentation : chacun se «gratte l’identité », dirais-je. C’est ce que je vois dans l’affaire de la traduction d’Amanda Gorman, où il est stupéfiant d’entendre qu’il faudrait une Noire pour traduire une Noire alors que la traduction est justement une mise en rapport…
Les penseurs francophones auraient alimenté les études postcoloniales aux États-Unis : vrai ou faux ? Les études postcoloniales doivent énormément aux penseurs français de la «French Theory». Pour la période plus récente, les Foucault, Deleuze, Derrida, Althusser, mais également de plus anciens, comme Césaire, Fanon ou Sartre, qui tous ont été des auteurs du décentrement. Qui ont remis en question une forme d’universalisme tranquille et assuré de soi, d’une Europe s’estimant tout naturellement le centre d’un monde disposé autour d’elle comme sa périphérie. Même si tous ces auteurs n’ont pas parlé du monde colonial, cette pensée du décentrement est à l’origine de notre moment philosophique postcolonial. Je considère en effet que le postcolonial n’est pas simplement la nuisance de quelques auteurs ici ou là influencés par l’université américaine et qu’il faudrait écarter avec un chasse-mouches pour continuer tranquillement le travail sur l’universel – ça, c’est l’image que présentent ceux qui se mettent à dénoncer des« coloniaux» qui se seraient glissés par effraction dans l’univers de la science, et elle n’est pas vraie.
Le postcolonial est un moment philosophique, celui où certaines notions ne vont plus de soi. L’universel ne va pas de soi, il faut le remettre en chantier. Le paradoxe est qu’en effet ces conséquences postcoloniales de la French Theory ont germé plutôt dans les universités américaines, où se sont retrouvés des penseurs venus d’horizons très différents. Car, à la différence de l’université française, l’université américaine est extrêmement ouverte sur le reste du monde. Elle attire les meilleurs étudiants venant de tous les horizons, Inde, Chine, etc., et des enseignants et auteurs comme Edward Saïd, Homi Bhabha, Gayatri Spivak, etc., beaucoup d’Africains parmi lesquels de plus en plus de francophones et aussi beaucoup de Français. Ainsi, ces universités sont elles-mêmes déjà plurielles et il était probablement naturel que cette philosophie du décentrement, de la remise en chantier de l’universel (je parle de remise en chantier, et non de remise en question, car je plaide pour l’universel) se passe dans ce contexte américain. C’est donc plus compliqué que de faire du postcolonial une simple exportation de l’université yankee et du communautarisme anglo-saxon, autant des implifications qui ne tiennent pas compte de la réalité de ce qui se pense dans les études dites postcoloniales.
Comment expliquer que la France semble découvrir aujourd’hui le postcolonial, ou décolonial, resté si longtemps invisible ici ?
On a le sentiment en effet que ça arrive en Europe avec plusieurs décennies de décalage. Les traductions sont une bonne jauge. Le Kényan Ngugui wa Thiong’o écrit ainsi Decolonising the Mind en1986, et Décoloniser l’esprit n’a paru en français qu’en 2011 (La Fabrique). Cette absence de traductions ou ce retard jusqu’à une époque très récente montre un décalage temporel qui s’explique peut-être par un discours de l’universalisme très prononcé en France. Considérer qu’il y a d’un côté les Américains et leur communautarisme et de l’autre les Français avec l’universalisme à la française fait partie d’un récit national qui est peu interrogé ou relativisé. Ce récit est national et non européen en général, car si l’on prend le seul exemple de la laïcité, on voit que l’Europe n’est pas unie sur cette question, voyez l’Allemagne, la Norvège, la Hollande. On le voit aussi dans les réactions contre les études postcoloniales, avec ces pétitions curieuses d’universitaires voulant faire barrage contre d’autres universitaires au nom d’une conception de l’universalisme comme devant aller de soi, sans question.
En quoi la notion d’«universel latéral » de Merleau Ponty nous serait utile pour apaiser ces querelles stériles entre universalistes et décoloniaux ?
Elle est au cœur de mon travail. La découverte de ce concept chez Merleau-Ponty a eu une importance primordiale pour moi. Mettre en chantier l’universel, c’est le redéfinir :c’est dire que l’universel est rencontre, convergence entre des cultures et des langues différentes et équivalentes dans un monde pluriel qui n’est plus simplement le monde qui doit s’ordonner autour d’un centre se définissant lui-même comme tout naturellement porteur de cet universalisme. Quand Merleau-Ponty dit que notre époque n’est plus celle d’un universel de surplomb, d’un universel ver[1]tical, il vise la signification philosophique d’un monde décolonisé, qui n’est plus ordonné par un centre européen. Un monde décolonisé, postcolonial, est un monde qu’il faut construire ensemble et partager, celui d’un universel latéral, de traduction, que j’appellerai « multilatéralisme ». Ce terme joue à la fois sur le concept de Merleau-Ponty, et sur le vocabulaire porté par les instances internationales mais sans son aspect un peu « Bisounours ». Il s’agit d’un mot à construire philosophiquement, comme étant précisément cette rencontre entre le latéralisme de l’universel dont parle Merleau-Ponty et la prise en compte du pluriel du monde. D’où le terme (multi)latéralisme que j’écrirais ainsi avec des parenthèses. Pour donner un exemple concret : la manière dont le monde aujourd’hui recherche ce qu’on appelle les droits de la nature, à travers les COP (Conference of Parties), est un modèle de rencontre de l’humanité autour d’une problématique commune et de la mise en chantier d’une réponse qui soit universelle. La COP21, voilà une illustration de cet universel latéral, la seule forme possible aujourd’hui. Certes, on a du travail… On l’a vu avec la vaccination, face à une épreuve qui frappe l’humanité dans son ensemble : dès qu’on a commencé à avoir des vaccins, les nationalismes et les inégalités ont repris du poil de la bête sur le dos du « bien commun ». Mais le multilatéral est un chantier sur lequel il faut qu’on s’engage.
Pourquoi considérez-vous que l’« islamo-gauchisme» est un terme sans contenu ?
Sans doute parce que je ne le comprends pas. Cette expression ne veut rien dire. Si l’on cherche à désigner un propos qui fait l’apologie ou le lit du terrorisme islamiste, c’est ainsi qu’il faut l’appeler, de manière précise, sinon on risque de mettre dans le même panier des choses très différentes et faire «islamo-gauchisme» de tout. Dire que les universités sont devenues le repaire de l’islamo-gauchisme est une parole dangereuse, car elle autorise à accorder cela bel bien vague à des questionnements et des démarches tout ce qu’il y a de nécessaires et de scientifiques. On se souviendra que le maccarthysme ne se souciait pas de précision dans ses accusations. Cela dit, il faut s’assurer que l’université reste un lieu de débat, souvenons-nous que l’université médiévale était le lieu de la disputation où l’on mettait en scène des arguments contraires. La controverse actuelle au[1]tour de l’usage politique de ce terme a donné lieu à des tribunes éclairantes qui insistent sur le fait que le conflit caractérise la science mais sous la forme d’un débat qui ne doit pas être ramené à son degré zéro qu’est l’argument ad hominem. Pour qu’il y ait argumentation il faut en effet se garder de termes simplistes, qui interdisent l’analyse : celui d’islamo-gauchisme ne contribue pas à faire avancer la discussion, ou à défendre la science comme argumentation. « La question de l’identité ne s’éclaire que si on pense d’abord celle du devenir. »
À quel devenir travaillez-vous ?
Je dis toujours que la fidélité est dans le mouvement, et que les actions que l’on doit mener aujourd’hui sont des actions qui sont dictées par ce que l’on projette, je suis un disciple en cela de Gaston Berger, père de la prospective. Les actions à mener doivent l’être en fonction de l’avenir que l’on veut inventer. Et j’écris cela en opposition à ceux qui ne cessent d’invoquer la tradition – « ce que nous sommes dit ce que nous allons faire, notre action est dictée par notre identité ».Je pense qu’il faut remettre du mouvement là-dedans. C’est ce que nous voulons qui doit dicter notre attitude, et cela revient à ce mot que je cite souvent, ce mot bantou de «Ubuntu» auquel Desmond Tutu et Nelson Mandela donnent une signification tout à fait nouvelle en disant : nous allons faire une commission « vérité et réconciliation », non pas comme instrument de vengeance ou de jugement, mais comme une manière de préparer l’avenir, aller vers la vérité pour construire une Afrique du Sud nouvelle. L’identité elle-même doit être embarquée pour l’avenir et non pas, surtout pas, demeurer statique.
PROPOS RECUEILLIS PAR VALÉRIE MARIN LA MESLÉE «Le Fagot de ma mémoire», de Souleymane Bachir Diagne (éditions Philippe Rey,160 p., 16 €).