L’analyse des succès de l’économie digitale donne des clés de compréhension et d’action dans le nouvel environnement économique et social créé par la mutation digitale En quelques années à peine a surgi au large de nos côtes familières une nouvelle île, partie émergée d’un nouveau continent dont l’ampleur annoncé nous fascine et nous inquiète. Il a nom GAFA, acronyme des quatre champions des nouvelles technologies, Google, Amazon, Facebook et Apple, qui le dominent. Leurs chiffres d’affaires agrégés dépassent déjà le Produit National Brut du Danemark ; et leurs taux de croissance dépassent celui de la Chine. Au lendemain de l’explosion de la bulle internet, en 2001, qui a vu la moitié des valeurs boursières des nouvelles technologies partir en fumée en quelques semaines, quel expert aurait osé prédire qu’à peine dix ans plus tard, la capitalisation de Google, comme celle d’Apple, dépasserait celle du fleuron du capitalisme libéral, Coca-Cola ?
Et pourtant, aucune bonne fée particulière ne s’est penchée sur leur berceau. C’est de haute lutte qu’ils sont sortis du peloton en laissant bien des concurrents malheureux dans le fossé. Qui se souvient du moteur de recherche Altavista, qui dominait le marché à la fin des années 1990 ? Combien de sites de e-commerce ont fermé la porte où végètent encore, sans perspective de croissance ni modèle économique stable ? Facebook a du refuser d’être racheter par les réseaux sociaux qu’il challengeait, avant de les éliminer. Quand à Apple et son mythique président fondateur Steve Jobs, son histoire est encore plus rocambolesque ; on a peut-être oublié que la société est née il y plus de trente ans avec les balbutiements des ordinateurs portables, avant de friser la faillite au début des années 1990, et de renaître de ses cendres en donnant un accès libre et nomade à nos musiques favorites.
Non contents de pérenniser leurs activités natives, ce qui constitue l’ambition raisonnable de tout entrepreneur, les GAFA ont construit à force d’innovations, d’investissements et d’acquisitions aventureuses de véritables écosystèmes à l’échelle planétaire. “Les GAFA ont construit à force d’innovations, d’investissements et d’acquisitions aventureuses de véritables écosystèmes à l’échelle planétaire” Le moteur de recherche, Google s’est transformé en des services d’information quasiment universels, de la santé à l’organisation des voyages, de la conduite automobile à la gestion à distance des domiciles, le tout en devenant la première régie publicitaire mondiale. Quand on veut savoir, on va sur Google. D’un annuaire des anciens piraté dans les services informatiques d’une prestigieuse université américaine, Facebook a fait un environnement convivial et social complet duquel il n’est plus utile de sortir pour bien vivre sur la Toile. Quand on veut des amis, on les trouve sur Facebook. Amazon a commencé comme modeste distributeur en ligne de livres ; il est devenu le premier fournisseur de tout à tout le monde ; ses ventes dépassent celles de tous les distributeurs généralistes ou spécialisés traditionnels. Quand on cherche quelque chose, on regarde chez Amazon. Apple fournit près de la moitié de nos équipements nomades et y diffusent tout ce qui peut nous plaire ou nous amuser.
Dés aujourd’hui ils capturent 55% du temps que nous passons sur la Toile ; c’est dire que d’ores et déjà et sans doute pour longtemps nous vivons dans le monde nouveau équipé par les GAFA, et leurs émules. Ces stratégies hégémoniques sont une des nombreuses illustrations de la volonté des fondateurs de GAFA de prendre délibérément et publiquement des partis opposés aux idées reçus de l’époque ; elles se fondaient, et se fondent encore, car les fondateurs sont encore aux manettes, sur des convictions révolutionnaires, contraires aux pratiques et aux règles éprouvées par l’expérience de leurs ainés, et défiant tout simplement le bon sens.
C’est probablement l’enseignement que les GAFA ont tiré de l’éclatement du crash financier de 2001 : on ne peut pas réussir dans le continent digital avec les concepts et les recettes de l’ancien monde. Ces audaces répétées ont été largement commentées par les observateurs de la vie économique. La plupart s’accordent à reconnaître qu’elles sont si radicales qu’ils considèrent les pionniers du continent digital comme nous observons les vols de soucoupes volantes, avec un mélange d’incrédulité, de terreur et d’envie. Force a été d’admettre que les GAFA fondent leur succès à autre chose que l’excellence technique, la chance ou les erreurs de leurs concurrents. Certes, ils comptent au moins trois fois plus d’ingénieurs parmi leurs employés que leurs concurrents traditionnels. Mais ceci n’est que une des parties visibles de l’iceberg. ils doivent leur succès fulgurant à ce qu’ils ont compris, mieux que beaucoup de leurs pairs, la nature et l’ampleur des conséquence de la mutation digitale sur nos comportements individuels et collectifs: Pour beaucoup d’entre nous, encore, internet est quelque chose en plus, une excroissance technique vaguement monstrueuse que nous tentons d’intégrer dans nos modèles sociaux et économiques ; les GAFA considèrent internet comme un monde à part entière; définitivement non réductible à un canal commercial ou à un média de communication de plus. Ce continent se superpose à notre vieux monde, dont il ignore les frontières géographiques et les principes d’organisation.