Silence, on tourne ! L’entracte de l’Institut français Léopold Sédar Senghor (ex Centre culturel français de Dakar) a la clientèle melting-pot à cette heure de déjeuner. Quelques couples de figurants sirotent du jus de fruits, du vin, des apartés, une ambiance gaie. Classe. Et au bout d’une table, entourée des cinéastes sénégalais, une femme blanche, arme un sourire et tend sa main dans le vide. Laurence Gavron ! «Ah, c’est moi ! On se met où ?» Pas de patois marseillais dans le phrasé, ni de parisianisme dans ses manières. Pas de chichi, non plus. Mais beaucoup de rouge à lèvres sur des lippes charnues, des cheveux en bataille comme une poupée Barbie, un regard plein de vie. Un visage blanc moulé comme une balle de rugby, un nez en pied de marmite, des yeux moyens comme une petite gazelle.
Des bracelets, des boucles d’oreilles, un collier Peulh. Un trop plein de dynamisme dans la gestuelle. La boule d’énergie s’assoit enfin. Ouf ! A cette heure de la journée, elle propose à manger. On lui propose d’aller droit au but, comme on dirait en Phocée, dans les coursives du Vélodrome. Elle acquiesce, hoche la tête, sourit. C’est une Française au beau teint, une Sénégalaise de cœur. «Une Sérère bou Khess.» Mais le wolof, c’est sa langue désormais, elle ne peut s’en passer. Elle chantonne les expressions et se plaît à glisser quelques formules lapidaires dans la langue de Kocc. «Lou bess ? guisngueu gni gui ni» (Quoi de neuf ? Tu vois, on est là !) Son juin est bien roulé. Elle se prépare à une expo-photos à l’Institut français Léopold Sédar Senghor et à une rétrospective de quatre films.
(…) Toujours à l’affût. Toujours en quête de sensations fortes. Toujours en mouvement pour dribbler le prochain obstacle de la monotonie qui s’offre à elle. Non ! Elle n’est pas le genre à bivouaquer longtemps. Elle consent : «Je m’ennuie quand je ne fais rien. Je ne peux pas rester sans rien faire.» Bon, droit au but, comme elle veut. Direction, le film de sa vie. Une vie pas de tout repos. Une vie de «Boy Dakar», Une vie de réalisatrice de film, de documentariste. De journaliste, d’écrivaine. De Femme. De Française de parents immigrés d’Europe centrale, d’origine juive. Tiens ! Ça tombe bien, comme Nicolas Sarkozy. Elle coupe net, arme son artillerie et dégaine ferme : «Je ne me réclame pas du tout de Sarkozy, Néhou ma dara (Il ne me plaît pas)», abhorre-t-elle. On a compris, elle n’a pas voté Sarkozy et n’est pas «folle» de Ségolène non plus, même si «elle a voté» pour Royal. Comme Diarn’s, la rappeuse française, sa France à elle l’inquiète. Elle est plutôt inquiète pour la politique de Sarkozy envers ses «Mbokks Sénégalais» (Ses parents sénégalais). Elle prie : «J’espère seulement qu’il ne sera pas trop mauvais avec les Sénégalais émigrés.»
La parenthèse n’est pas fortuite, elle renseigne sur son métissage avec les Sénégalais. Laurence se sent sénégalaise dans l’âme. Elle a découvert en 1987, ce pays qu’elle a visité de fond en comble. Depuis, c’est le coup de foudre. Un «mariage d’amour pour la vie». Pourtant, elle est encore à quêter le sésame qui lui permettra de se sentir sénégalaise à part entière. Elle court derrière la nationalité sénégalaise. Elle a déposé son dossier en août 2005, mais on la lui a refusée. Pas rancunière pour un sou, teigneuse de caractère, elle ne désespère pas.
Passionnée du Sénégal, elle a permis d’immortaliser sur une bobine, Djibril Diop Mambéty, célèbre cinéaste sénégalais décédé (Ninki Nanka, 1991), elle a aussi permis aux Sénégalais de prêter toujours l’oreille à ce grand Maître de la parole qu’était Ndiaga Mbaye, à travers son document réalisé en 2001 sur le chanteur griot sénégalais. Quand Laurence parle de sa rencontre avec le parolier sénégalais, lors du tournage du film Hyènes (de Mambéty), elle ne peut s’empêcher de lancer : «J’ai été impressionnée par la voix de Ndiaga, ndeyssane !» Laurence se définit comme une Sénégalaise, mais elle ne porte pas de foulards, ni de boubous traditionnels. Pour la circonstance, elle est vêtue d’une robe de soie vert d’eau. Elle s’émeut vite, mais laisse tomber son émotion aussi vite.
En contre-plongée, Laurence Gavron a porté sa caméra sur un monument de la tradition orale sénégalaise. Une des poutres les plus précieuses de son patrimoine immatériel, en l’occurrence, Samba Diabaré Samb(Le gardien du temple, 2006). Une légende vivante : «C’est une grande fierté pour moi d’avoir fait ce film. Il m’a permis de connaître pas mal de sites historiques comme Yang Yang, Daara Djoloff, la Maison d’Alboury Ndiaye etc.», sourit-elle. Elle a aussi permis de découvrir le patrimoine Yandé Codou Sène, grande diva Sérère et «Trésor humain vivant».
Au-delà du Sénégal, elle aime l’Afrique, a réalisé un documentaire sur des Capverdiens du Sénégal (Saudade, 2005). Laurence est réalisatrice de films. Mais sa vie «mouvementée» vaut bien un film. Elle court, elle court Laurence Gavron et ne semble pas s’arrêter. Pourtant, à 67 piges (elle est née le 3 mai 1956), elle paraît en avoir moins d’une dizaine. Bout de femme qui refuse de vieillir, elle continue de s’occuper et de promener sa caméra sur le patrimoine dormant sénégalais. Pendant que le film de sa vie projette un flash-back sur son enfance dans la capitale française : un père commerçant d’origine polonaise, une mère «très belle», bras droit de son père. Une enfance modeste et studieuse dans le Paris des années 50.
«Que mes cendres soient épandues à la Plage Anse Bernard»
Quand un jour, elle ne sera plus, elle voudra que ses cendres soient épandues à la Plage de l’Anse Bernard, sur la corniche-Est. Pourquoi ? «Parce que de l’île de Gorée à Dakar, la mer est déjà polluée et je ne voudrais pas la polluer davantage avec mes cendres», ricane-t-elle, laissant entrevoir ses dents bien entretenues.
C’est loin, le temps où en 2002, elle débarque au Sénégal avec ses deux enfants et bagages. Elle ne repartira plus. C’est pour de bon. Elle est devenue «vraie Boy Dakar», comme le livre qu’elle a enfanté. Elle en a deux autres sur le marché : Marabouts d’ficelle (janvier 2000) et un livre sur John Cassavetes (éditions rivages 1987). Elle a failli faire un film sur le drame du Joola qui l’a beaucoup marquée. «C’était horrible !», soupire-t-elle.
Elle avoue difficilement vivre de son métier de réalisatrice et répond comme une Sénégalaise rompue à la superstition : «Magui Sant Yalta» (Je rends grâce à Dieu). Elle a une maison au quartier chic du Point E avec la mention «Keur Ceedo» devant le portail, roule à bord d’une petite 4×4 Suzuki grise et est devenue grand-mère.
Elle mange du Cëerè, du Mbaxalou Saloum, du Céép Yapp, elle prépare du Mafé, du Yassa, etc. Elle a une société de production dénommée Mbokki Mbar Production, elle a animé des émissions de cinéma en France, fait des documentaires pour les télés sénégalaises.
Et puis, elle a fini par avoir la nationalité sénégalaise. Elle est attristée, en tant que juive, lorsqu’à la télé, des images montrent des synagogues ou cimetières juifs profanés. «Tous les manques de respect à des communautés me font mal», reconnaît-elle. Elle est tentée par l’humanitaire, mais hésite encore. Clap de la fin ! Elle se lève, fait la bise à une amie, répond au téléphone. Elle fixe le regard sur d’autres horizons. Laurence ne s’arrête jamais. Surnommons-la «Sénégalaise toubab !» Elle va adorer.
MOR TALLA GAYE