A 64 ans, l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, jadis fleuron en Afrique, n’en finit plus d’inquiéter, de susciter débats. Surtout après les affrontements entre étudiants de Kekendo, originaires de la Casamance et Ndefleng (Sèrères).
Drôle de dame ! Bouche bée, langue pendante dans l’asphalte, la vieille «mémé » de Dakar avale étudiants et visiteurs en flots discontinus. Comme si son destin était là : recevoir encore et encore ; en jeter encore et encore. Combien sont-ils à avoir visité ses entrailles, passé le seuil de la grande porte de l’intimité de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar ? Combien sont-ils à en sortir avec la mine réjouie de l’admis ou la moue mauvaise du recalé ? Voilà «Cheikh Anta Diop», 64 ans de «va-et-vient», de transmission de savoir, d’échanges féconds ou d’enseignements improductifs. 64 ans de destins bichonnés ou de rêves brisés. 64 ans de rides, de courbatures, de morsures du temps et de blues. Officiellement venue au monde le 24 février 1957, la voilà qui a fêté ses noces d’argents, il y a 14 ans. Et à 64 ans, il est toujours dans le folklore de ses incertitudes du moment. Entre doutes extérieurs sur sa compétence d’aujourd’hui et tensions internes au sein de sa bouillante communauté, elle tangue sans scrupules, prise au piège de son passé chanté et de son présent miasmé, un peu à la croisée des chemins du futur. Tout serait parti d’une bagarre entre un étudiant sérère qui a malmené un de ses camarades de Kekendo. Les amis de ce dernier ont ainsi voulu laver l’affront et ont organisé des représailles contre leurs cousins. Il s’en est suivi des affrontements sanglants. Les échauffourées ont fait plusieurs blessés à l’arme blanche. Comme pour souiller sa devise universelle : la lumière est ma loi.
«La lumière est ma loi »
Physiquement, l’Université de Dakar fait affreusement son âge. Mais elle garde par endroits la fraîcheur de sa verdure, l’éclat de son soleil et sa devise de toujours Lux mea lex (la lumière est ma loi), pompeusement arborée par une grosse pancarte installée discrètement en bleue, à droite de la porte d’entrée principale. Ultime clin d’œil d’une «institution», fière d’elle-même, qui ne la ramène point, quoique pleine de malices et de secrets. Elle a encore ses rondeurs, ses excroissances et quelques charmes qui n’en finissent pas d’aimanter la jeunesse ambitieuse, avide de savoir et de savoir-faire. Son acte de naissance est ainsi libellé : décret n° 57240 du 24 février 1957. Son tour de taille ne laisse personne indifférent : 175 hectares. La tentaculaire «Cheikh Anta Diop» a envahi le voisinage. Elle a des bras qui pendent au quartier Fann-Résidence ou Fann-Hock, des pieds qui traînent jusqu’au Point E ou à la Corniche.
A 64 balais, elle garde une mémoire fraîche, une vigueur quasi-juvénile et une foi en l’avenir. Chose étonnante, elle prend un malin plaisir à toujours déployer ses tentacules : Achèvement de la Construction de l’Ucad II (vaste complexe ultra-moderne du troisième millénaire avec tous les avantages y afférant) ; construction achevée de la Faculté des sciences économiques et de gestion (Faseg) ; extension terminée de la Fastef (faculté des sciences éducationnelles), de la Faculté des lettres.
L’Université de Dakar a le chic de s’agrandir à la vitesse de la lumière et s’étend à perte de vue. Sa dimension fait quatre fois ou plus celle d’un stade de football, sa bouche, grande mais familière, absorbe goulûment des milliers d’étudiants et des centaines de véhicules par jour. Ses humeurs restent toujours indéchiffrables. Elle semble tourner le dos à la mer de Soumbédioune, mais s’ouvre à la Corniche où elle n’oublie jamais d’envoyer, à chaque fin de journée, ses enfants y cultiver «un esprit sain dans un corps sain». Elle semble obscure de l’extérieur, mais s’est ouverte irrémédiablement à la lumière. Un goût de Lux qui lui vient de sa devise : la lumière est ma loi. Un idéal, un combat pour empêcher ténèbres de l’ignorance de prospérer, qui ne l’enverra pas rouler des mécaniques. C’est pas le genre de la maison ! Pourtant, on aurait pu y frimer, épater la galerie, exhiber des signes de richesses…intellectuelles. Mais on y souffre trop de conditions sociales modestes et de déficit de reconnaissance publique pour plastronner.
A s’y pencher, l’Université de Dakar paie pourtant de mine. A la droite de sa porte d’entrée principale, ouverte à la Corniche et aux vents marins, le Rectorat, centre névralgique peint en bleu et blanc, veille sur l’auditorium Khaly Amar Fall, les deux bâtiments sont séparés par une route qui fait office de ligne de démarcation jalonnée de fleurs. Idem entre l’imposante bâtisse de la Faculté des sciences juridiques politiques, économiques, nichée derrière le Rectorat et la Faculté de médecine et de pharmacie qui camoufle. Plus loin, la Faculté de sciences et techniques et de la Faculté des Lettres et sciences humaines se toisent sous l’arbitrage de la Bibliothèque universitaire (BU) avec ses deux ailes étendues comme des bras accueillant ses visiteurs. Ah la BU ? Belle bâtisse qui, de loin, étend sa couleur bleue, son audacieuse décoration en mosaïque et son toit, conçu à l’image d’un livre ouvert, qui impose aux deux bâtiments de la Faculté des lettres et sciences techniques à œuvrer pour le savoir, l’ouverture.
A travers les âges, l’Université a fait sa mue, son physique s’est développé au fil des ans. En 1938, en pleine période coloniale, son embryon répondait au doux nom d’Institut français d’Afrique noire (Ifan). Le 6 avril 1950, il passe pour l’Institut des hautes études de Dakar. Avant le fameux 24 février de l’an 57, quand le futur Président de la république, Léopold Sédar Senghor, accompagné de Pierre Mesmer, Haut-commissaire général, André Bouloche, ministre de l’éducation nationale française et Lucien Paye, recteur de l’université, portent sur les fonts baptismaux l’Université Cheikh Anta Diop. La fête fut belle, pompeuse et le discours solennel. Le futur Président Senghor, amateur de bonne chaire et de belles lettres, était passé par-là : «Le premier rôle de l’Université de Dakar est de faire de nous, Négro-africains, des hommes du XXème siècle accordés à la civilisation des quantum et de la relativité à la civilisation de l’atome. Elle ne le peut faire qu’en nous apportant ce qui nous manque le plus en cultivant en nous, ce que nous avions dédaigné de cultiver : la raison discursive avec ses méthodes, ses techniques.» Un ange passa.
Depuis, l’Université de Dakar a vu passer le temps et beaucoup générations. Aujourd’hui, ses chiffres affolent : 55 733 étudiants pour 1115 enseignants dont 50 758 sénégalais et 3973 non sénégalais de 44 nationalités. C’est loin, le temps où en 1950, un petit peloton de 14 bacheliers suivait des cours de propédeutique dans un couloir du lycée Van Vollenhoven (actuel Lycée Lamine Guèye). Fini la période pré-universitaire ! Quand les «blancs» ont essayé de bien s’occuper du fœtus, du bébé, du nourrisson, de la fille qu’est devenue, au fil du temps, l’Université de Dakar : Jean Capelle (1947-1949, 1954-1957), Guillaume Henry Camerlink (1950-1954), Lucien Paye (1957-1960), Claude Franck (1960-1964), Pierre Lelièvre (1964-1967), Paul Tessier (1967-1971). C’était avant l’ère des «noirs» recteurs ouverte par Seydou Madani Sy (1971-1986). Puis viendront, dans l’ordre, Souleymane Niang (1986-1998), Moustapha Sourang (1998-2001), Kader Boye (2001-2003), Abdou Salam Sall (2004-2013), Ibrahima Thioub (2014-2020) et de 2020, le Professeur Amadou Aly Mbaye en est le recteur et s’échine à tenir la barque… . Depuis, l’université de Dakar tente de baliser sa voie, un difficile chemin vers le futur.
L’UCAD cache mal ses maux
Rebaptisée Université Cheikh Anta Diop (1) en 1987, elle cache mal ses maux du moment, ses difficultés de croissance. L’université a le dos ployé par le nombre dépassant 20500 bacheliers qui, chaque année, tambourinent à ses portes. Elle a beau prendre de la largeur, sa massification pose problème : rien qu’en première année à la Faculté des Lettres et Sciences humaines, plus de 3000 étudiants prennent des cours dans des amphithéâtres dont le plus grand n’a pas une capacité de plus de 1500 places. Aujourd’hui la démographie de l’université oscille entre 65 000 et 70 000 étudiants. Une situation déjà invivable.
Aujourd’hui, les étudiants se partagent encore quelques salles disponibles, s’assoient à même le sol dans les amphis, n’arrivent pas à trouver une salle convenable pour faire cours ou, pire, squattent les salles des lycées environnants (Maurice Delafosse et Seydou Nourou Tall). Conséquence : les doléances s’intensifient chaque année et l’Etat ne fait que des promesses. Ou presque. S’y ajoute que l’université a du mal à insérer ses diplômés dans la vie active. Trop de diplômés, peu d’élus. Et puis, toujours les réformes qui n’en finissent pas de s’enchaîner et de s’entasser dans les tiroirs. Après, les événements de 1968 l’université de Dakar a connu ses premières réformes pour l’essentiel sociales, culturelles, propositions dans l’africanisation du corps enseignant et dans l’africanisation des programmes. Ensuite, il y a eu les états généraux de l’éducation en 1981, après 4 ans de travail, la commission nationale de réforme dépose ses conclusions. Sans suite. Et vint la réforme qui fait encore débat : le système Lmd. Puisque le ministre de l’Enseignement supérieur Cheikh Oumar Hann semble mettre en doute son efficacité. Au grand dam des professeurs et encadreurs…Un autre front ?
Car, les 55 376 étudiants qui composent la population universitaire accumulent des frustrations au fil des ans. Le plus grand hôtel du Sénégal ou le campus social étouffe. Sa capacité de 5136 lits (3847 pour les 19 pavillons du «Grand campus» et 1289 lits à la cité des jeunes filles Aline Sitoé Diatta, ex-Claudel) est une goutte d’eau dans la mer. Conséquence : les complaintes sont nombreuses chez les étudiants qui vivent dans une promiscuité quasi insoutenable et dans un climat de violences perpétuelles. Implanté depuis 1957, le Pavillon A (462 chambres) a vite suffoqué. Et malgré l’implantation d’autres pavillons (C, D, B et E dans les années 60-70) ; ensuite les pavillons espagnols H et I (années 80); puis J, K, L, M, N, O, P en 1995 ; le pavillon Q -94 chambres- des pavillons sont venus étoffer la capacité d’accueil et d’autres ont été carrément détruits. N’empêche, le campus social n’a jamais réussi à loger tous ses clients qui, avec l’aide de l’Etat, s’étaient, un temps, rabattus dans des pavillons annexes des quartiers populaires : Fass, Gueule-Tapée, Point E… Mais, en 1994, l’Etat décida de ne plus louer ces bâtiments. Depuis, la cité universitaire a perdu de ses excroissances, au grand dam de ses étudiants qui rêvent, dans leur sommeil troublé, de plus grands espaces. Les frustrations sont réelles, les problèmes de restauration récurrents, l’électricité fait défaut, l’eau se raréfie, les espaces de détente sont remplacés par des échoppes, les veillées religieuses ont supplanté les débats littéraires et autres foras, et au bout l’université marche sur la tête. Le constat n’est pas exagéré car, la force des biceps a pris le dessus sur la lumière des idées. Tant la maison semble piégée par le temps. Pourtant : que d’idylles nées sur le banc des amphis, que de mariages noués dans le secret de son campus social ? Que de filles dont la dignité et le destin ont été piégés dans la Cité Claudel ! Que de garçons dont la brillance au lycée s’est évanouie dans les dédales des facultés et les coursives du «Grand campus» ! Que d’histoires personnelles ou impersonnelles qui font le mythe et la légende de ce temple du savoir. De ce haut lieu d’espoirs et de désespoirs.
Sa vie est un roman. Du haut des bâtisses majestueuses, elle a vu passer, en contrebas, un monde hétéroclite : futurs savants ou futurs déments, têtes d’œufs ou têtes de nœuds, enseignants vertueux ou éducateurs peu scrupuleux, scientifiques hargneux ou lettrés khâgneux, âmes belles ou ânes rebelles. Si ses murs pouvaient parler, ils en auraient sans doute de belles à raconter. «Il a été un enfer pour certains, un paradis pour d’autres. Certains y sont sortis grandis et grands, d’autres reclus et perdus. On y sort jamais, comme on y est entré. Elle vous change une personne ! »
Avec un budget de 30 milliards de FCfa en 2017, l’Université trouve toutes les peines du monde à satisfaire ses enfants qui deviennent de plus en exigeants et capricieux. Des écoles de formation et autres instituts sont sortis des flancs de la «Vieille dame» pour lui éviter l’obésité mortelle par ces temps qui courent : Centre d’études des sciences et techniques de l’information (Cesti), école des bibliothécaires, archivistes et documentalistes (Ebad), Ecole supérieure polytechnique (Esp), Ecole nationale du développement sanitaire et social (Endss) etc.
N’empêche, la lumière semble de plus en plus tamisée dans un espace universitaire, où les actes de vandalisme et de violence ont élu cité. A 64 ans, l’Université de Dakar a la devise qui résonne comme une rengaine d’ancien combattant : Baigne-t-elle toujours dans le Lux ? Son visage d’aujourd’hui est ténébreux. Son futur insondable. Mais il lui restera toujours une fierté.
Kinkelibaa.Info #Mor Talla GAYE#
1. Cheikh Anta Diop (29 décembre 1923- 7 février 1986), Historien, Anthropologue, Egyptologue. Professeur à l’Université de Dakar où il est entré comme assistant en 1960, créateur du laboratoire «Carbone 14» à l’Ifan (1974), il publia Nations nègres et Culture — De l’antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique noire d’aujourd’hui qui paraît aux Éditions Présence Africaine (1954).